Economiste, ancien élève de l’ENSAE, Antoine Brunet a été chef stratégiste au Crédit commercial de France puis il a dirigé de 2003 à 2006 la recherche économique de la salle des marchés de la banque HSBC. Régulièrement consulté par la Banque de France de 1997 à 2007, il est actuellement consultant économique et financier et il a créé sa propre entreprise, AB Conseil, qui édite un bulletin réputé. Son analyse de la politique chinoise, qui tranche avec la dogmatique ambiante, mérite un très attentif examen.

Royaliste : Quant à la montée en puissance de la Chine, où en sommes-nous ?

Antoine Brunet : Premier chiffre : le rapport entre le PIB de la Chine et le PIB des États-Unis a été multiplié par 4 en 22 ans – entre 1988 et 2010. C’est considérable et ce n’est pas fini car dans les dix dernières années le taux de croissance annuel moyen a été de 10 % en Chine et de seulement 1 % aux États-Unis, soit un écart de croissance de 9 % !

Sans doute, le PIB global de la Chine (non son PIB par tête) a-t-il dépassé les Etats-Unis dès 2007. Il y a débat sur les modes de calcul mais j’apporterai dans mon prochain livre la démonstration de ce que j’affirme. Si rien ne change, la Chine aura en 2025 un PIB global cinq fois supérieur à celui des États-Unis et six fois supérieur à celui de la zone euro.

Royaliste : Qu’est-ce qui explique le succès de la Chine ?

Antoine Brunet : Sa politique de taux de change, qui a été trop longtemps négligée par la plupart des économistes. Elle permet à la Chine d’enregistrer des excédents extérieurs colossaux et renouvelés. La Grande-Bretagne (aux XVIIIe et XIXe siècles) puis les Etats-Unis (au XXe siècle) avaient procédé de la même manière pour fonder leur hégémonie. Lorsque les Chinois décidèrent en 1993 de se mesurer aux États-Unis, ils ont procédé à une forte dévaluation du yuan (de 5,23 yuans pour 1 dollar à 8,28) et ils ont verrouillé cette nouvelle parité de combat en maintenant un contrôle des changes draconien et en procédant aussi à des interventions massives (vente de yuans pour acheter des dollars et/ou des euros). Cette sous-évaluation massive de leur monnaie est à la base de leurs succès commerciaux, économiques et financiers.

Il en résulte un avantage inouï de compétitivité. En 2004, invité par une grande entreprise industrielle opérant en Chine, on m’avait demandé si je connaissais le rapport entre coût salarial horaire, chinois et américain. Comme le rapport était de 1 à 9 entre les États-Unis et le Mexique, j’avais cru être audacieux en répondant que le rapport Etats-Unis/Chine était de 1 à 40. En réalité, la bonne réponse était 1 à 80, mesuré très précisément dans leurs usines aux États-Unis et dans leurs usines (semblables) en Chine. C’est du jamais vu !

Même dans le dernier tiers du XIXe siècle, lorsque les pays neufs (Australie, Etats-Unis, Canada, Russie, Argentine) concurrençaient fortement l’Europe sur les produits agricoles, le rapport de coût de production agricole était de 1 à 40. L’Europe n’était d’ailleurs sortie de cette crise que par le recours au protectionnisme (en France, loi Méline) pour éviter que l’agriculture ne soit complètement ravagée.

Royaliste : Et l’Inde, aujourd’hui ?

Antoine Brunet : Le rapport y est sans doute de 1 à 40 avec les États-Unis. L’Inde connaît en effet un déficit extérieur marqué, provoqué par un lourd déficit à l’égard de la Chine. En réalité, le problème n’est pas « la mondialisation » car si nous avions seulement le Brésil et l’Inde en face de nous, nous n’aurions pas de difficultés majeures. Le seul problème, c’est la Chine, face à laquelle l’Union européenne et les États-Unis restent incroyablement désarmés : ils s’interdisent encore le protectionnisme douanier du fait des règles de l’OMC quand la Chine, elle, se permet un protectionnisme monétaire inouï ! C’est ce qui explique à la fois les délocalisations industrielles et le très fort excédent extérieur chinois (9 % du PIB).

N’oublions pas en effet quels sont les deux principaux vecteurs de la croissance : le premier, c’est le crédit intérieur qui permet à l’État, aux consommateurs et aux entreprises de dépenser plus qu’ils ne gagnent ; l’activité se trouve alors dynamisée par la dépense intérieure. Cette voie a ses limites car ni les entreprises, ni les ménages, ni même les collectivités publiques ne peuvent s’endetter à l’infini. Le deuxième vecteur consiste à vendre à l’étranger plus qu’on ne lui achète : c’est le schéma mercantiliste que l’Allemagne et le Japon ont pratiqué après la guerre et que la Chine à son tour sollicite massivement aujourd’hui.

Les États-Unis ont depuis 1945 sollicité beaucoup le crédit intérieur mais après l’entrée en 2001 de la Chine à l’OMC, leur déficit extérieur s’est aggravé pour atteindre 7,6 % du PIB, trimestre après trimestre de fin 2002 à mi-2007. Pour éviter de subir immédiatement une récession massive, ils ont alors décidé de forcer sur le crédit intérieur : chaque fois qu’Alan Greenspan était interpellé par les congressistes américains sur le caractère alarmant du déficit extérieur et sur la sous-évaluation du yuan, le président de la Réserve fédérale se contentait de répondre que ce déficit extérieur se finançait sans problèmes – grâce à l’endettement extérieur auprès de la Chine.

Or le déficit extérieur a non pas une seule mais deux conséquences négatives : l’endettement extérieur déjà évoqué mais aussi la croissance du PIB. M. Greenspan s’abstenait de mentionner que la récession n’était reportée que par sa politique de fuite en avant dans une politique budgétaire laxiste et dans une politique monétaire aventureuse (taux maintenus très bas pour solliciter toujours plus la sphère immobilière). Cela s’est très mal terminé car les financiers ont fini par démarcher des emprunteurs non solvables pour que se maintienne la dynamique de l’immobilier et pour que la croissance du PIB se maintienne autour de 2,5 %. Politique de gribouille.

Royaliste : On a alors beaucoup parlé de « Chinamerica »…

Antoine Brunet : En effet. Un brillant professeur d’Harvard, Neil Ferguson, a défendu l’idée d’une Chinamerica – autrement dit l’idée d’une entente forte entre la Chine et les États-Unis. Ces derniers faisaient vivre la Chine en important massivement des biens en provenance de ce pays ; les Chinois finançaient la croissance américaine en achetant des bons du Trésor américains. Il y avait donc un accord gagnant-gagnant. Cette thèse a alimenté une littérature imposante.

Lorsque la crise a éclaté en 2007 et que la Chine se révéla anti-coopérative, le même Ferguson abandonna brusquement le concept de Chinamerica – sans faire la moindre autocritique et sans reconnaître qu’il n’y avait jamais eu de véritable accord entre la Chine et les Etats-Unis.

Royaliste : Les États-Unis sont maintenant sortis de la récession…

Antoine Brunet : Oui, mais c’est toujours la crise ! Les autorités américaines croyaient que l’immobilier allait repartir mais ce n’est toujours pas le cas. En réalité, les États-Unis ne sont sortis de leur récession qu’en pratiquant un déficit budgétaire de 10 % en 2009 et en 2010. Du jamais vu, sauf en temps de guerre ! Ce déficit a même été financé par la planche à billets : pour être bien sûre que le déficit budgétaire ne provoque pas de tensions sur les rendements longs, ce qui aurait perturbé la stabilisation du marché immobilier, la Banque centrale elle-même a acheté des obligations émises par le Trésor. Par ailleurs, elle maintient son taux à 0 % pour une inflation à 2,7 %.

Par rapport aux énormes moyens mis en œuvre, les résultats sont décevants. Surtout, ces moyens ne sont pas reconductibles : les Chinois ont mené campagne contre la création monétaire par l’État fédéral, ils ont déclaré que le dollar ne méritait plus d’être monnaie de réserve et annoncé qu’ils achetaient 400 tonnes d’or. Cédant à cette campagne en novembre dernier, la Réserve fédérale a prévenu qu’elle s’interdirait à partir du 31 mars 2010 d’acheter des obligations supplémentaires sur le marché américain. Les États-Unis et le Royaume-Uni ont bien compris que la crise grecque marquait la fin d’une époque : ils s’aperçoivent que le plafond exigé pour le ratio (Dette Publique/PIB) est beaucoup plus bas qu’on ne l’imaginait – sans doute autour de 120- 130 %. Pendant des années, on s’est aveuglé en citant le cas du Japon, qui a une dette publique de 220 % de son PIB. Mais si on soustrait les réserves de change qui appartiennent à l’État japonais (70 % du PIB) et la dette de l’État japonais à l’égard du fonds de capitalisation des retraites (50 % du PIB), la dette publique du Japon se limite en réalité à 100 % du PIB.

Aujourd’hui, les États européens se rendent compte à leur tour qu’ils ne peuvent pas maintenir un déficit public trop élevé en raison de la défiance que cela suscite. Ces pays ne peuvent plus redresser leur activité par l’endettement intérieur, comme ils l’ont encore fait en 2009. L’Allemagne est dans une situation particulière : elle a une solide industrie de pointe et ne résiste pas trop mal à la Chine ; d’autre part, elle exporte aux États-Unis, en Russie et au Moyen Orient et surtout elle dispose du marché captif de la zone euro. Mais ces avantages sont totalement absents dans les pays de l’Europe du sud.

Royaliste : Dès lors, que peuvent faire les Américains, les Anglais, les Espagnols, les Italiens, les Français ?

Antoine Brunet : Redresser leur commerce extérieur ! Les commentateurs les plus avisés de la politique d’Obama relèvent que le président des États-Unis a déclaré dans son dernier discours sur l’état de l’Union qu’il fallait doubler le montant des exportations américaines dans les cinq prochaines années. Cela paraît très difficile mais si Obama suit les recommandations d’austérité budgétaire du FMI sans redresser simultanément le commerce extérieur, les États-Unis retomberont en récession, ce qui les privera de recettes fiscales et pourrait finir par creuser davantage leur déficit budgétaire. Les pays européens qui ont un lourd déficit budgétaire et une croissance molle se trouvent devant le même type de choix. Tous doivent redresser rapidement leur commerce extérieur.

Royaliste : Mais les Etats-Unis et l’Union européenne ne peuvent faire ce redressement de manière simultanée sans recourir à des armes de guerre monétaire et commerciale !

Antoine Brunet : Bien entendu ! Les Américains et les nations européennes ne peuvent redresser simultanément leur commerce extérieur qu’en le redressant simultanément par rapport à la Chine. S’ils ne se coalisent pas pour obtenir rapidement une réévaluation colossale du yuan, ils courent à la catastrophe. Le temps presse.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 973 de « Royaliste » – 28 juin 2010

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