Depuis décembre, des Gilets jaunes brandissent la reproduction d’un célèbre tableau de Delacroix et exaltent la Révolution de 1848. Voilà qui nous incite à évoquer la monarchie tricolore issue de la Révolution de 1830. Il est en effet utile de réfléchir, aujourd’hui, à ce qui fut tenté puis manqué au fil de ces dix-huit années du règne de Louis-Philippe.
Sur le tableau que Delacroix achève en décembre 1830, la belle femme au bonnet phrygien qui brandit le drapeau tricolore et tient fermement son fusil concentre si bien l’attention qu’on néglige trop souvent les autres figures révolutionnaires : l’étudiant coiffé de sa faluche et armé de deux pistolets, l’artisan à la ceinture rouge et en haut de forme qui tient un tromblon, l’ouvrier armé d’un sabre et coiffé d’un béret sur lequel est accrochée la cocarde blanche et le ruban rouge des monarchistes libéraux.
Guidé par la Liberté, tel fut le peuple des Trois Glorieuses symboliquement représenté. Louis-Philippe acheta le tableau et le fit exposer au musée du Luxembourg. Il se voulait fidèle à cette révolution qui le porta au pouvoir aux cris de « Vive la Charte » et il fit édifier sur la place de la Bastille la colonne de Juillet, en hommage aux citoyens tombés dans les rues de Paris. Au sommet du monument, le Génie de la Liberté rappelle que la Révolution de 1830 se fit en réaction au coup d’Etat par lequel Charles X voulut annuler la Charte, matrice de la monarchie constitutionnelle et des libertés publiques.
Chef de la branche cadette des Bourbons, le duc d’Orléans était relié à l’Ancien Régime mais il incarnait aussi les heures glorieuses de la Révolution puisqu’il avait combattu, avec le grade de lieutenant-général, à Jemmapes et à Valmy. En juillet 1830, le peuple de Paris et les libéraux voient en lui l’homme de la situation, auquel se résignent rapidement les républicanistes – peu nombreux et indécis – et l’on répète, après La Fayette, que la monarchie est « la meilleure des républiques ». La révolution qui s’accomplit sous l’égide du deuxième roi des Français est politique et sociale tout à la fois. Charles X avait voulu s’appuyer sur l’ancienne noblesse muée en aristocratie. Louis-Philippe a vu monter les classes moyennes et, s’il est lui-même plus roi que bourgeois, il estime non sans bonnes raisons que la bourgeoisie sera le socle du nouveau régime. Une bourgeoisie violemment anticléricale, ne l’oublions pas : lors de la cérémonie organisée en 1831 au Panthéon en hommage aux morts de juillet, le clergé ne fut pas invité ; la Chambre, quant à elle, siégeait le jour de l’Assomption…
La monarchie de Juillet (1) vaut mieux que le commun mépris pour le « roi-bourgeois » réduit à la célèbre poire et mérite mieux que les clichés sur la médiocrité du régime « louis-philippard ». La Révolution de 1848 n’était pas contenue dans celle de 1830 : en Europe occidentale au XIXème siècle, les vieilles et les jeunes monarchies furent les institutrices de la démocratie. Le roi des Français pouvait être l’agent de cette accomplissement parlementaire et démocratique de la monarchie royale puisqu’il était l’homme de deux révolutions – et fin connaisseur des institutions britanniques. Pour le service de l’Etat, Louis-Philippe pouvait compter sur de grands esprits – Thiers, Guizot, Tocqueville –, de bons administrateurs, par exemple le comte Molé, et de remarquables opposants – tel Lamartine. L’intelligence collective, forgée par la Révolution, les gloires et le désastre final de l’Empire, puis le redressement du pays, atteignait alors l’un de ses sommets.
Le roi des Français fait d’ailleurs un drôle de bourgeois, si l’on entend par là la quiétude replète au ras du bonnet. Louis-Philippe a fait la guerre, subit l’exil – d’abord aux Etats-Unis, dont il ne reprend pas le modèle institutionnel – puis une révolution qui en fait un chef d’Etat très exposé. Il est la cible de dix complots ou attentats et de mouvements insurrectionnels : révolte lyonnaise des Canuts en 1831, tentative de soulèvement de la Vendée par la duchesse de Berry en 1832, insurrection républicaniste à Paris en juin 1832 et à Lyon en 1834, tentative de soulèvement de la garnison de Boulogne-sur-Mer par Louis-Napoléon en août 1840.
La tâche du roi n’est pas facile non plus dans les affaires étrangères. La France battue et partiellement occupée en 1815 doit réaffirmer son rang sans inquiéter les puissances continentales. Louis-Philippe défend l’intérêt national avec ténacité et s’inscrit dans la tradition capétienne de l’équilibre européen face à une gauche qui est belliciste au nom de la liberté des peuples. L’opinion publique est quant à elle partagée entre la nostalgie de l’élan révolutionnaire, le souvenir de l’aventure impériale et le désir de calme prospère après tant de violences et de guerres. Aux conflits politiques, s’ajoute la lutte naissante entre les possédants et une jeune classe ouvrière impitoyablement exploitée et durement réprimée par la troupe lorsqu’elle se révolte. La Monarchie de Juillet inaugure une technique répressive qui lui survivra : journées de juin 1848, massacre des Communards, journées sanglantes de Fourmies en 1891 et de Draveil-Vigneux en 1908.
Pour la conduite des affaires de l’Etat, Louis-Philippe et ses ministres disposent de la constitution administrative esquissée au fil des siècles par l’ancienne monarchie puis instituée par le Premier consul et les légistes de l’Ancien régime : Portalis, Tronchet, Roederer. Bonaparte, écrit Arnaud Teyssier, « avait édifié le système français d’administration publique, puissamment centralisé et charpenté » qui avait permis d’accomplir « la grande révolution royale à laquelle avaient aspiré jadis des hommes comme Vauban, puis les grands ministres de la fin du règne de Louis XV, mais que Louis XVI avait été incapable de mener à bien ». La Restauration, si mal nommée, avait conservé les préfets, les départements et le Conseil d’Etat et Louis-Philippe peut s’appuyer sur ce système centralisé, qui continuera longtemps de structurer le pays.
Le roi veut aussi consolider le régime représentatif. Avec lui, la Charte n’est plus « octroyée », ce qui laisse supposer qu’elle peut être retirée : elle résulte du pacte noué entre le roi des Français et le peuple insurgé et s’inscrit dans un projet historique clairement exprimé par Rémusat : « Le véritable orléanisme, c’est-à-dire la confiance dans le nom et la situation de la dynastie, le désir de l’enraciner en la nationalisant, la persistance enfin dans la vraie pensée de 1830, pour laquelle l’avènement de la maison d’Orléans n’était pas un expédient de salut public, mais l’accomplissement définitif de la Révolution française ». L’intention est magnifique mais ce que l’orléanisme veut accomplir implique une pleine maîtrise de la dialectique politique et sociale – qui échappe plus ou moins à la volonté des doctrinaires de l’orléanisme. Dialectique de la monarchie et de la nation, du roi et du gouvernement, du gouvernement et du peuple français, du gouvernement et de la représentation nationale.
Cette complexité donne après 1830 des résultats fortement contrastés. C’est bien une royauté nationale qui s’institue et qui fait valoir la souveraineté de la nation. Mais la monarchie tricolore n’est pas une adaptation française du système anglais dans lequel la monarchie relève de l’ordre symbolique, non de la puissance exécutive. Le régime de Juillet, comme la Vème République gaullienne, balance entre la formule anglaise dans laquelle le gouvernement conduit la politique du pays dans le dialogue avec le Parlement et un mode de gouvernement qui fait une large place à l’autorité royale. Avec Casimir-Périer, le roi règne mais ne gouverne pas, mais c’est ensuite un pouvoir personnel qui s’affirme dans le respect scrupuleux mais formel de la Charte et Guizot affirme en 1846 que « le trône n’est pas un fauteuil vide ». Il est vrai que la Chambre des députés ne connaît pas de partis organisés et disciplinés mais des majorités mouvantes, timides et rarement inspirées, peu représentatives de la nation en raison du système censitaire. Mais il existe une opinion publique très vivante, une presse pleinement libre – du moins jusqu’à l’attentat de Fieschi en 1835 – et, dans les affaires judiciaires, Louis-Philippe, hostile à la peine de mort, utilise très généreusement son droit de grâce.
Nul n’ignore que la grande faute de Louis-Philippe, s’appuyant sur Guizot, fut de refuser le suffrage universel qui aurait pu donner une base populaire à la monarchie tricolore. Ce refus n’était pas dicté par des considérations anti-démocratiques mais au contraire par la crainte d’un césarisme qui s’appuierait à nouveau sur le référendum-plébiscite. On sait aussi que la monarchie de Juillet s’effondra sous une faible poussée, parce qu’elle n’avait pas voulu se défendre…
Nous sommes les héritiers de ce régime parlementaire instable, toujours imparfait, souvent décevant, qui est indispensable à la démocratie représentative. Malgré ses fautes politiques et son échec final, le deuxième roi des Français reste aujourd’hui exemplaire dans son affirmation pacifique de la souveraineté de la nation et dans sa volonté de rassembler les Français dans un même amour de l’histoire de France. En témoigne la création dans le château de Versailles restauré par Louis-Philippe d’un musée dédié « à toutes les gloires de la France » – monarchiques, révolutionnaires et impériales (2). L’Arc de triomphe de l’Etoile, dont la construction entreprise en 1806 est achevée en 1836, témoigne de ce même souci d’unité nationale puisque Louis-Philippe décide d’y inscrire toutes les batailles menées entre 1792 et 1815 et de faire sculpter « Le départ des Volontaires de 1792 » (ou « La Marseillaise ») de Rude et « Le Triomphe de Napoléon » de Cortot. Cette nationalisation monumentale de notre histoire mérite d’être célébrée et actualisée.
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(1) Sur la monarchie de Juillet, l’ouvrage de référence est celui d’Arnaud Teyssier, Louis-Philippe, Le dernier roi des Français, Perrin, 2010. On lira avec profit la réédition de l’ouvrage de Sébastien Charléty, Histoire de la monarchie de Juillet, 1830-1848, Présentation d’Arnaud Teyssier, Perrin, 2018.
(2) Cf. l’article que Marc Sévrien a consacré à l’exposition « Louis-Philippe et Versailles » dans le numéro 1154 de « Royaliste ».
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