Historien, Jean-Christian Petitfils a déjà publié une trentaine d’essais et de biographies parmi lesquelles un Louis XIII, un Louis XIV et un Louis XVI qu’il avait bien voulu nous présenter. Il manquait encore une biographie de Louis XV. L’histoire de ce règne nous permettra de retrouver le siècle des Lumières, passionné par les sciences et épris d’idées nouvelles qui deviendront dominantes peu d’années après la mort de Louis XV.
Royaliste : Nous attendions cette biographie depuis très longtemps !
Jean-Christian Petitfils : Louis XV est un roi difficile à saisir. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai fait sa biographie après celles de Louis XIII, Louis XIV et Louis XVI. Son règne (59 ans), le plus long de l’histoire de France après celui de Louis XIV (72 ans), est aujourd’hui oublié des programmes scolaires, au profit d’une simple évocation de « la France des Lumières ». C’est un peu court !
Ce fut longtemps un roi maudit. Le « petit Lavisse » de 1900 assure qu’il a été « le plus mauvais roi de notre histoire » et qu’il faut « l’exécrer ». La même antienne se retrouve dans le manuel de Gautier-Descamps (1931-1948) et ceux de l’après-guerre. On lui reproche de s’être laissé guider par ses ministres et ses favorites (Mme de Pompadour, Mme du Barry…) et d’avoir signé le désastreux traité de Paris de 1763 consacrant la perte du premier empire colonial. Tout ceci méritait d’être réexaminé.
Royaliste : Quelle est la personnalité de Louis XV ?
Jean-Christian Petitfils : C’est d’abord un orphelin. Il a deux ans quand il perd ses parents ; il en a cinq quand il devient roi, en 1715. Marqué par les drames de l’enfance, il sera toute sa vie extraordinairement timide, hésitant, mélancolique, dépressif. Sans s’apercevoir que le monde avait changé, ses éducateurs voulurent en faire un clone de Louis XIV. Grave erreur ! C’est malgré tout un roi attachant, intelligent, cultivé, passionné par les sciences, fondamentalement bon. Il a le sens de l’État et a développé un important système de diplomatie parallèle – le Secret du roi -, ignoré de ses ministres, son principal souci étant d’échapper à leurs pressions. Tout son règne en effet se caractérise par les pressions que veulent exercer sur lui les différents acteurs sociaux : les ministres, l’Église, la Cour, l’opinion publique, les parlements, l’armée qui veut la guerre.
Il ne manque pas de courage : à Fontenoy en 1745, il sauve la situation en restant sur le champ de bataille alors que la partie semble perdue. En même temps, c’est un homme angoissé devant la maladie et la mort, comme on le voit lors de l’attentat de Damien.
Royaliste : Que dire du royaume ?
Jean-Christian Petitfils : La France est à cette époque une très grande puissance. La Régence, le gouvernement du cardinal de Fleury (1726-1743) donnent l’impression que le Grand Siècle se prolonge. En réalité, le pays connaît un bon décollage économique, faisant oublier les famines et les révoltes provinciales du règne précédent. On passe d’un royaume de 21 millions d’habitants en 1700 à 27 millions en 1770. La guerre de Succession d’Espagne (1701-1713) avait été particulièrement meurtrière pour la noblesse, qui était passée d’environ 220 000 membres à 130 000 sous Louis XV, ce qui aura une incidence considérable sur l’évolution du corps social.
Par ailleurs, des mouvements socio-politiques se manifestent, notamment la poussée d’un jansénisme gallican, qui empoisonne tout le règne, divise l’Église de France et nuit au pouvoir royal qui s’est associé à Rome. S’y ajoute un événement capital : la naissance d’une opinion publique structurée, qui devient à partir de 1728 un acteur politique majeur, avant de se transformer en un tribunal se chargeant de juger la monarchie selon ses propres critères.
Royaliste : Pourquoi 1728 ?
Jean-Christian Petitfils : C’est la date de naissance d’un petit journal janséniste, Les Nouvelles ecclésiastiques, imprimé et diffusé clandestinement, à la barbe de la police. Ce périodique n’est tiré qu’à 6 000 exemplaires, mais il alimente le débat et son influence s’étend bien au-delà des milieux religieux. À partir de cette époque, l’opinion publique devient une force permanente qui déstabilise le système de communication vertical du pouvoir royal. Le discours monarchique, en effet, s’ordonne autour de grandes cérémonies publiques, que les peuples sont conviés à admirer, sans pouvoir réellement y participer : Te Deum, lits de justice, entrées dans les villes… L’appareil de la puissance royale s’y manifeste chaque fois dans toute sa pompe et sa grandeur.
En outre, on voit émerger à partir de 1715 un vaste mouvement qui a été largement négligé par Tocqueville : la réaction aristocratique. Après la mort de Louis XIV, la haute noblesse n’aspire qu’à une chose : en finir avec l’absolutisme royal, qui n’est rien d’autre au fond que l’effort de centralisation par le pouvoir central au détriment de la féodalité. Cette réaction aristocratique se manifeste sous la Régence avec la brève expérience de la polysynodie – on supprime les secrétariats d’État au profit de conseils dirigés par la haute noblesse – et se prolonge tout au long du règne, en s’opposant au pouvoir modernisateur et rationnel qui vise à mettre un peu d’ordre dans cette société foisonnante de corps sociaux et de provinces aux statuts différents. Rappelons que la moitié de la population ne parlait pas le français.
Royaliste : Il y a aussi les parlements…
Jean-Christian Petitfils : Le règne est marqué en effet par des heurts nombreux avec les parlements, ce fer de lance de la réaction nobiliaire. Quand le contrôleur général Machault d’Arnouville tente d’établir le vingtième, un impôt égalitaire, frappant tous les ordres, il rencontre l’opposition de l’Église, de la noblesse d’épée et de la robe. À partir de 1750, se constitue une idéologie parlementaire visant à limiter le pouvoir du roi par celui des juges. Les crises se succèdent : 1753, 1754-55, 1756. Aux remontrances des parlements, aux grèves judiciaires, Louis réagit avec patience, mais aussi avec raideur par des lits de justice et des ordres d’exil. Enfin, en 1771, trois ans avant sa mort, c’est le « coup d’État » mené en son nom par le chancelier Maupeou qui tente d’instituer une justice moderne : exil définitif des factieux, création de nouvelles juridictions, remboursement des anciens offices, suppression des épices…
Le gouvernement des juges était assurément une impasse, mais il en allait de même de l’absolutisme : il n’y avait plus de représentation de la nation depuis 1614. Sans doute eût-il fallu coupler la réforme Maupeou avec la convocation d’une représentation de la nation différente des États généraux, cet organe rétrograde que commençait déjà à réclamer l’aristocratie : une assemblée tenant compte de l’évolution sociale, notamment de l’émergence de la bourgeoisie. C’est dire que le règne de Louis XV a contribué à l’éclatement de la crise finale.
Royaliste : Quelle fut la politique étrangère de Louis XV ?
Jean-Christian Petitfils : Le roi avait été formé dans l’idée qu’il fallait imiter Louis XIV en tout, sauf les guerres – tel était d’ailleurs le dernier conseil donné par le Grand Roi. Pourtant, il y eut trois guerres pendant son règne : la guerre de Succession de Pologne, réclamée par la jeune noblesse, a duré peu de temps. Cette guerre permet à la France d’obtenir à terme la Lorraine : Stanislas Leszczynski, qui ne peut retrouver son trône de Pologne, devient duc de Lorraine, étant entendu qu’à sa mort la province reviendra à la France – ce qui se passe en 1766. Stanislas était entouré par des administrateurs royaux qui ont contribué à l’intégration en douceur de ce duché.
La deuxième guerre est la guerre de Succession d’Autriche. Fleury au départ y est opposé, le roi aussi, mais tous deux se laissent entraîner. Combattre à la fois l’Angleterre et la maison d’Autriche était une mauvaise idée : depuis 1701, cette dernière a perdu l’une de ses branches avec l’installation d’un prince français à Madrid, et l’alliance entre l’Espagne et la France s’est renforcée. La guerre a cependant lieu, avec des victoires et des défaites. Au traité d’Aix-la-Chapelle, la France se trouve en position de force, car elle occupe les Pays-Bas autrichiens. Le Maréchal de Saxe insiste pour annexer ces riches territoires – en gros, l’actuelle Belgique -, selon le rêve que Louis XIV n’avait pu réaliser. L’Angleterre est très affaiblie financièrement ; l’occasion est belle. Louis XV refuse, estimant que les frontières de la France sont achevées et qu’il faut « faire la paix non en marchand, mais en roi. » Le traité d’Aix-la-Chapelle est une paix blanche. Des milliers de soldats et d’officiers se sont fait tuer « pour le roi de Prusse », qui, sans état d’âme, a mis la main sur la Silésie.
La troisième guerre est la guerre de Sept ans. Elle commence en 1756 par un renversement des alliances : Louis XV était convaincu depuis longtemps qu’il fallait se rapprocher de l’Autriche. À l’initiative de Marie-Thérèse, des négociations secrètes s’engagent. Elles aboutissent à la rédaction d’un premier traité, puis d’un second plus contraignant – l’idée du roi était de se dégager rapidement des champs de bataille de l’Europe centrale en portant un coup fatal à la Prusse, afin de se concentrer sur l’Angleterre. Cette guerre a été désastreuse. Les armées françaises se sont mal comportées au feu, la discipline s’est relâchée et les défaites se sont accumulées sur terre – à Rossbach, à Québec – et sur mer.
Le conflit révèle la disproportion entre les forces anglaises et françaises. Les treize colonies britanniques d’Amérique du Nord, peuplées de plus de 1,2 million d’habitants se trouvent bloquées dans leur marche vers l’Ouest par les possessions françaises qui sont considérables, le Canada et le tiers des États-Unis actuels, mais peuplées seulement de 100 000 colons. La marine française aligne 45 à 50 bâtiments de première classe alors que la marine anglaise en a entre 110 et 120 et est parfaitement organisée, ce qui n’est pas le cas de la flotte française qui a été délaissée sous la Régence, durant la période d’alliance avec l’Angleterre.
Royaliste : La guerre se termine en 1763 au traité de Paris…
Jean-Christian Petitfils : La France abandonne le Canada et la majeure partie de l’Inde. Ce traité a été fort reproché à Louis XV, qui toutefois, avec son ministre Choiseul, a sauvé ce qui pouvait l’être : les îles à sucre, la Guadeloupe et la Martinique, qui tiraient la croissance économique française alors que le commerce avec le Québec – le bois et les pelleteries – était de moindre valeur. La France obtient en outre l’archipel de Saint-Pierre et Miquelon. Concession plus importante qu’il n’y paraît : ces îlots autorisaient en effet l’accès aux grands bancs de Terre-Neuve. Surtout, cela permit aux terre-neuvas d’embarquer et de former de jeunes officiers de la marine de guerre. C’est ce dispositif, joint à la reconstitution d’une marine digne de ce nom par Louis XVI, qui permit à la France de prendre sa revanche sur l’Angleterre, vingt ans plus tard.
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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 1073 de « Royaliste » – 27 février 2015.
Jean-Christian Petitfils, Louis XV, Biographies, Perrin, 2014.
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