Louis XVI : Le testament de la royauté – Entretien avec Ran Halévi

Oct 28, 2002 | Entretien

 

Directeur de recherches au CNRS, Ran Halévi a publié en avril dernier les actes d’un colloque consacré au savoir du Prince, que nous avions présenté à nos lecteurs dans notre numéro 798, en réservant la question du savoir de Louis XVI, roi méconnu et caricaturé, à un examen plus approfondi. Auteur d’une étude magistrale sur l’éducation politique du dernier roi de l’Ancien régime, Ran Halévi a accepté d’évoquer pour nos lecteurs la vision politique de Louis XVI et les reformes tentées par celui qui devint, pour peu de temps, le roi de la révolution. 

 

Royaliste : De Louis XVI, vous dites que “ la guillotine a fini par lui donner une identité, sans vraiment le révéler ”. Que croyons–nous savoir sur ce roi ? Quelle est l’étendue de notre ignorance ?

Ran Halévi : Le régicide prête effectivement à Louis XVI une identité, et une dignité, posthumes. Il nous a légué cette image d’Epinal d’un personnage tragique qui a su bien mourir, si je puis dire, à défaut d’avoir su bien régner. Mais, comme toute image d’Epinal, celle-ci n’explique pas grand-chose sur le roi qu’il avait été et encore moins sur ses idées politiques. Or, là-dessus, nous sommes plutôt mal renseignés. Pour plusieurs raisons. La première renvoie à notre rapport au passé, qui privilégie rarement les vaincus de l’histoire : c’est vrai pour Louis XVI, le moins étudié des monarques d’Ancien Régime, comme pour Necker, Vergennes, Malesherbes, les monarchiens et combien d’autres encore. Une autre raison tient à la vision plus ou moins déterministe que nombre d’historiens se font du dernier règne de l’Ancien Régime. Ils y cherchent moins les desseins de la politique royale que les prémisses de l’avènement révolutionnaire. Autrement dit, le verdict de 1789 assigne rétrospectivement à ces années un intérêt tout relatif et souvent purement instrumental. La troisième raison a trait à la personnalité même de ce monarque timide, taciturne, indécis, souvent impénétrable, qui se laisse d’autant moins aisément saisir qu’il a relativement peu écrit. Tout cela n’est pas propre à susciter des vocations… Si bien que Louis XVI est resté prisonnier de l’image un peu caricaturale d’un roi toujours en retrait des événements et des hommes, éclipsé par ses ministres, dominé par sa femme, passionné de clés et de serrures, qui se rend à la chasse à l’heure où l’Ancien régime est emporté par la tempête. Pour répondre à votre question d’une phrase, je dirais que nous savons beaucoup de choses sur l’éducation de Louis XVI — excellente d’ailleurs — et à peu près rien sur ses idées politiques. Tel a été, en tout cas, mon constat de départ.

Royaliste : Dans votre essai, vous décrivez un personnage plus complexe, plus contrasté.

Ran Halévi : En effet. Celui dont on pouvait déplorer les atermoiements, la brusquerie, l’inhabileté politique est le même dont on pouvait louer la piété, la rectitude morale, la droiture, le courage physique, l’attachement au peuple, voire l’esprit éclairé et la volonté de réforme. Louis XVI a été assurément tout cela à la fois. On a beaucoup commenté sa pusillanimité, à juste titre. Mais il faut être précis là-dessus. Il y a chez ce roi une espèce d’inadéquation entre une réelle fermeté des principes et une hésitation permanente sur le choix des moyens. C’est cette inadéquation qui explique à la fois les coups d’audace et les reflux qui ont marqué son règne : soutien aux entreprises radicales de Turgot, et plus tard aux réformes tout aussi téméraires de Calonne ; puis leur retrait, non parce que Louis XVI n’y croyait plus mais parce qu’il en redoutait les conséquences. Tocqueville, qui lui vouait une considération et un attachement qu’il n’éprouvait pour aucun de ses prédécesseurs, l’a très bien perçu : “ Louis XVI, pendant tout le cours de son règne, ne fit que parler de réformes à faire. Il y a peu d’institutions dont il n’ait fait prévoir la ruine prochaine, avant que la Révolution ne vînt les ruiner toutes en effet. Après avoir ôté de la législation plusieurs des plus mauvaises, il les y replaça bientôt : on eût dit qu’il n’avait voulu que les déraciner, laissant à d’autres le soin de les abattre. ”

Royaliste : Vous parlez de fermeté des principes. Quels sont justement les principes qui président à ces réformes ?

Ran Halévi : J’en citerai les deux notamment. Le premier est celui de la “ désacralisation ” de la notion même de privilège, à commencer par celui de l’exemption fiscale. Louis XVI considérait qu’on pouvait y toucher du moment qu’il s’agissait d’œuvrer pour le bien public, sans pour autant mettre en cause les fondements de la société aristocratique – la distinction des rangs, les titres de noblesse etc. Le second consistait à introduire dans le système absolu un élément inédit, et limité, de représentation et de délibération, dont les modalités d’application variaient d’une réforme à l’autre, mais dont l’esprit était toujours le même : associer les sujets du roi à la gestion des affaires de la Cité.

Royaliste : Louis XVI, dites-vous, n’a guère écrit. A supposer qu’il ait eu une vision politique cohérente, comment peut-on y avoir accès ?

Ran Halévi : Nous possédons deux types de sources indirectes, mais précieuses. Le premier, ce sont les réformes auxquels il a donné son aval et dont je viens de parler. Nous en savons assez pour cerner ou entrevoir, ses vues sur la constitution du royaume, le gouvernement absolu et l’esprit des institutions. Une autre manière d’éclairer la même question consiste à interroger l’éducation proprement politique de Louis XVI, ce qui n’a jamais été fait. Pourtant, nous possédons à ce propos une source inappréciable, les Réflexions que le petit duc de Berry devait tirer, sous forme d’articles, des entretiens qu’il avait tenus avec son gouverneur, La Vauguyon, à partir de plusieurs textes composés à cette fin, et dont le plus connu est le Traité de la justice de Jacob-Nicolas Moreau. L’existence de ce catéchisme royal est connue. Il a été publié pour la première fois au XIXe siècle par Falloux, l’auteur de la fameuse loi, qui était, on le sait moins, un fervent royaliste, puis récemment par une presse légitimiste. Mais il n’a fait l’objet à ce jour d’aucune étude sérieuse, ce qui ne m’étonne qu’à moitié.

Royaliste : Comment l’expliquez-vous ?

Ran Halévi : Un texte composé sous la forme d’une succession d’articles ne se prête pas aisément à l’analyse, j’en sais quelque chose. Songez que Falloux, qui a précédé l’édition de ces Réflexions d’une longue et belle introduction, ne leur consacre pas une seule ligne de commentaire ! Peut-être aussi l’incertitude sur les modalités de composition de ce catéchisme royal a-t-elle pu jeter quelque doute sur sa valeur documentaire. Pierrette Girault de Coursac, qui le cite longuement à défaut de l’analyser, prétend que Louis XVI – il avait alors treize ans – a tout composé tout seul, ce qui n’est ni prouvé ni vraisemblable. L’importance de ces Réflexions – et elles sont très importantes – ne tient ni à la contribution supposée de l’élève royal à leur mise en forme, ni à ce qu’elles laissent présumer a priori de ses idées politiques. Elle tient à la finalité de ce document : exposer au futur roi, avec son propre concours, les fondements de l’idéologie royale et les principes du gouvernement monarchique. Je ne vois qu’une manière de lire ces Réflexions : comme un “ miroir du prince ”, comme la principale source, la plus intime et la plus immédiatement accessible, du savoir de la royauté qu’on entendait lui enseigner.

Royaliste : Les lectures et les connaissances générales de Louis XVI faisaient-elles du roi un prince éclairé, un homme de son temps ?

Ran Halévi : Le portrait du roi qui se dégage des Réflexions et que devait éclairer plus tard la politique royale, cherche à accommoder la tradition absolue, le rationalisme politique et une conception “ gouvernement modéré ” adaptée de Montesquieu. De la tradition, Louis XVI retient la théorie de la souveraineté absolue et du pouvoir paternel, mais aussi l’idée qu’il est défendu au prince de toucher aux droits naturels. Mais dès qu’il passe des fondements de l’autorité à ses modalités d’exercice, il abandonne si je puis dire Bossuet pour retrouver l’Esprit des lois. Là, il ne fait que suivre les idées de son père, grand admirateur de Montesquieu, et de Jacob-Nicolas Moreau. Déjà enfant, Louis XVI a eu pour devoir de composer un petit traité, aujourd’hui introuvable, dont le titre dit tout : “ De la monarchie tempérée ”. La modération n’est pas un thème nouveau dans la culture politique de la royauté. Ce qui est nouveau dans l’enseignement de Moreau inspiré de Montesquieu, c’est qu’il propose une vision strictement pragmatique de l’organisation des pouvoirs, une vision détachée du langage de la souveraineté et étrangère à l’esprit des institutions de l’ancienne monarchie. Autrement dit, Louis XVI apprend à envisager la constitution du royaume dans sa pure logique fonctionnelle, comme un ensemble de dispositifs, d’attributions et de mécanismes. Toutefois, il ne suit pas Montesquieu à la lettre. S’il considère que la pratique de la vérification des lois par les parlements entre dans l’essence du gouvernement modéré, qu’elle a un caractère quasi-fondamental, il ne reconnaît en revanche aux “ corps intermédiaires ”, et tout particulièrement à la noblesse, aucune part dans le mécanisme qui tempère l’autorité absolue. Pour lui, comme pour Moreau, les deux éléments qui modèrent – ou éclairent – la raison du prince sont, d’une part, le savoir constitutionnel des parlements dont je viens de parler et, d’autre part, l’esprit de conseil que l’un et l’autre, l’un après l’autre, rattachent justement au legs du rationalisme politique. Par-delà le sens traditionnel du terme, ils entendent par esprit de conseil le concours des lumières qui informent la volonté légale du prince, en d’autres termes, la délibération rationnelle des affaires de la Cité. Ici, donc, le rationalisme de l’État royal rencontre le rationalisme des Lumières.

Royaliste : Une dernière question : peut-on comparer la situation qui conduit Charles Ier d’Angleterre à l’échafaud à celle qui aboutit à l’exécution de Louis XVI ?

Ran Halévi : Oui et non. Oui, dans la mesure où Louis XVI, que le régicide anglais n’a cessé d’obséder depuis l’enfance, était persuadé que l’enchaînement des événements révolutionnaires en France était une sorte d’imitation de la guerre civile d’Angleterre. Après le 10-Août, il lisait et relisait Hume comme pour se préparer à sa mort qu’il croyait certaine. Non, en même temps, car Charles Ier  a affronté ses juges, et en a contesté la légitimité, en souverain absolu qu’il n’avait jamais cessé d’être. Louis XVI, lui, ne pouvait se défendre qu’en tant que monarque constitutionnel, comme le roi de la Révolution, même si les régicides voulaient liquider en sa personne la royauté d’Ancien Régime qu’il continuait à leurs yeux d’incarner, avant comme après sa mort.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 802 de « Royaliste » – 28 octobre 2002

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