Examinant un minuscule épisode de la Grande Peur de 1789, Luc de Goustine montre, à travers l’aventure d’un médiocre gentilhomme saisi par l’Histoire, comment et pourquoi un monde apparemment stable bascule tout à coup dans la révolution.
Nous sommes en Corrèze, quinze jours après la prise de la Bastille. L’Assemblée nationale est instituée, la Nuit du 4 Août se prépare, la Révolution française est commencée. La Corrèze… Hier comme aujourd’hui, le « fin fond » de la province, là où il ne se passe jamais rien, un département qu’on ne connaît que par ses illustres fils montés à Paris – Henri Queuille, Edmond Michelet, Jacques Chirac. Et comme il y a toujours dans le fin fond des lieux plus perdus que d’autres, il faut savoir que Tulle s’approche moins facilement que Brive, et que, vus de notre belle préfecture (Tulle, bien sûr !) la montagne corrézienne constitue un autre monde – rudes hivers, terre pauvre, paysannerie rouge.
Si la Corrèze est, aujourd’hui encore, un des départements les plus méconnus de la « France profonde », on imagine que ses bourgs de Saint-Angel, de Chirac (mais oui !), et de Meymac vivotaient sous l’Ancien régime dans un isolement à peu près total. C’est pourtant dans cette montagne limousine, puis à Limoges même, que Luc de Goustine a décidé de mener une curieuse enquête. Il faut prendre ce dernier mot dans sa signification judiciaire, et on s’étonnera au premier abord que la curiosité pour une affaire d’une extrême minceur ait longtemps retenu celui qui fit de sa recherche l’objet d’une thèse soutenue à l’Ecole pratique des Hautes Etudes.
De quoi s’agit-il en effet ? De la mésaventure d’un obscur gentilhomme, François de Douhet. Pendant la période de la Grande Peur (été 1789), cet officier retraité prend la tête d’une petite troupe qui va porter secours à Saint-Angel, qui craint une attaque d’introuvables brigands. Soupçonné des pires intentions par ceux-là mêmes qu’il est venu protéger, il est arrêté, conduit à la prison de Limoges avec huit autres suspects et sera finalement libéré par l’Assemblée nationale. Point de martyre, donc. Et ce pauvre « aristocrate » campagnard qui va rejoindre une troupe d’émigrés ne fait pas un contre-révolutionnaire bien passionnant : tandis que Napoléon met l’Europe à feu et à sang, François de Douhet meurt dans son lit, à Brunn, en 1811.
Alors ? Alors, attention. Ce livre, c’est comme la Corrèze : sa vérité n’est pas tout entière dans le jeu des apparences. Là-bas, les beautés du pays ne disent rien des paysages mentaux, et cet accent qui chante fut entendu dans les maquis de la Résistance et dans les dures manifestations des ouvriers communistes de la Manu – la Manufacture d’armes de Tulle, créée par Louis XVI. Lue à Paris, la thèse de Luc de Goustine ressemble à un gros travail d’histoire locale, au bel exploit d’un érudit. L’illusion est vite dissipée. Les moindres détails sont scrutés – jusqu’au poches du comte de Douhet -, sans que l’ensemble de l’affaire, et sa généalogie, soit perdu de vue. Les archives ont été minutieusement explorées, mais il n’y a pas la moindre trace de poussière dans ce récit vif et souvent savoureux : le savant historien, lesté de ses notes infrapaginales, n’efface pas le romancier, le journaliste, ni le traducteur de Shakespeare.
Pourtant, ce n’est pas, ou pas seulement, l’art du récit et de la mise en scène qui nous retiennent au fil des pages. Hier comme aujourd’hui, les coins perdus de Haute-Corrèze trompent l’historien comme le touriste pressé. Le peuple et les élites « du seigle et de la châtaigne » vivent la même histoire et les mêmes tragédies que les autres Français, et la France elle-même. Preuve ancienne : les Corréziens sont pris par la Grande Peur de 1789, et ils n’ignorent pas les idées nouvelles. Preuves contemporaines :un radicalisme typique, une Résistance exemplaire, un communisme authentiquement prolétarien – avant que naisse le chiraquisme, avant que M. Hollande ne vienne y bâtir son fief.
Pas si mal choisi, le « terrain » de cette anthropologie politique ! Luc de Goustine le connaît d’autant mieux que, vivant près de Ventadour, il est familier des routes et des villes qui virent passer ce brave comte de Douhet. Je donne ces précisions, et je suggère une prudente comparaison entre les petits matins corréziens de la Révolution française et les attentes de notre époque crépusculaire, parce que c’est le mélange de connaissance empirique de la sociologie locale et de la géographie physique, de relevés d’archives, et de réflexion politique nourrie de bons auteurs et de fraîche actualité qui donne au livre sa densité et son mouvement cinématographique.
Nous sommes dans la société d’Ancien régime, avec ses laboureurs, ses nobles et ses affairistes, ses huissiers rossés, ses haines recuites. Cette plongée sans préjugés ni nostalgie nous permet de comprendre comment cette société apparemment paisible se met en révolution. Arrivés sur la place de Saint-Angel en compagnie d’un seigneur sur pied de guerre le 1er août 1789, nous sentons comment la peur circule, de quelles rumeurs elle se nourrit(crainte des « bandits » chez les possédants, crainte des Anglais chez les simples gens), comment le cercle violent se constitue, pourquoi telle victime est choisie et risque d’être mise à mort, tandis que certains membres du Tiers s’érigent en Peuple révolutionnaire.
Ce livre doit être étudié dans l’attente, à la fois impatiente et angoissée, des événements à venir.
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(1) Luc de Goustine, La grande peur de Saint-Angel, Aventure d’un brigand gentilhomme, Honoré Champion, 2 000. 450 F.
Article publié dans le numéro 761 de « Royaliste » – 2 000
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