Ancien ministre, longtemps parlementaire, Pierre Lellouche tient dans les médias des propos informés et raisonnés sur la guerre d’Ukraine et les questions de défense. Dans un livre en forme de bilan et de mise en garde sur le basculement du monde, il défie avec courage la dictature de l’émotion. 

Sur les écrans colonisés par les experts en bavardages, Pierre Lellouche propose la contre-expertise d’un homme qui a une solide expérience des relations internationales en raison des diverses fonctions qu’il a occupées. La réflexion inquiète de ce lecteur de Jacques Bainville et d’Henry Kissinger sur les “engrenages” (1) internationaux, publiée avant le retour de Donald Trump à la Maison blanche, reste indispensable. Pierre Lellouche avait déjà souligné la marginalisation de l’Union européenne et le caractère inaudible des “messages” qu’elle a solennellement envoyés au monde après l’agression russe du 24 février 2023 et lors de la contre-offensive israélienne à Gaza. Or le monde du Sud ne s’intéresse guère aux victimes ukrainiennes que “l’Occident” affirmait vouloir secourir ; en revanche, il a pris parti pour les Gazaouis frappés par Tsahal avec le concours des Etats-Unis et sous le regard vaguement compatissant des capitales occidentales.

Les initiatives de Donald Trump donnent une allure encore plus chaotique au basculement du monde que les élites européennes vivent au ras de leur ressenti psychopathologique : stupeur et ressentiment, déni et rodomontades. Les médias français et les dirigeants de l’Ouest européen se consolent en affichant leur vertu. Ils sont du bon côté, celui du Droit et de la Morale, contre Poutine et son nouvel allié américain ! Cette bonne conscience est construite sur l’oubli d’une bonne part de l’histoire récente. Bien entendu, il ne faut jamais perdre de vue l’agression injustifiable menée par la Russie contre un Etat souverain, à la suite d’une longue période de guerre civile entre Ukrainiens dans le Donbass, les uns appuyés militairement par Moscou, les autres par Kiev. Pierre Lellouche retrace les causes lointaines – mais non fatales – du divorce américano-russe, puis l’engrenage qui a conduit à la catastrophe : élargissement de l’Otan décidé par Bill Clinton, promesse provocatrice d’une entrée de l’Ukraine dans l’Otan lancée à Bucarest en 2008, responsabilité de Bruxelles dans les événements qui ont déclenché le coup d’Etat du Maïdan en 2014, échec consenti des accords de Minsk après que Volodymyr Zelenski, partisan d’une paix rapide lors de son élection en 2019, a cédé à la pression de l’extrême droite bandériste.

Au fil de ces événements, on voit s’effondrer le pieux récit occidentaliste sous le poids des improvisations, des incohérences et des calculs à court terme. Opposés à l’indépendance de l’Ukraine lors de l’effondrement soviétique puis fermes partisans de sa dénucléarisation, les Etats-Unis ne se sont pas occupés de la sécurité de ce pays tout en lui promettant une entrée dans l’Otan. Barack Obama appuya la “révolution du Maïdan” en refusant de livrer les armements réclamés par Kiev et Joe Biden rejeta la demande ukrainienne d’entrée dans l’Otan lors du sommet de juillet 2023 à Vilnius. Washington et Bruxelles n’ont pas pris au sérieux les avertissements lancés par Vladimir Poutine à partir de 2007 et la thématique anti-russe des médias et des élites est restée un marqueur polémique à usage interne. De fait, les Etats de l’Union européenne n’ont pas émis d’objection lorsque l’Allemagne a abandonné le nucléaire au profit du gaz russe, qu’elle a continué d’importer massivement après l’annexion de la Crimée. Décidément, le “modèle allemand” restera l’une des plus sinistres plaisanteries des cinquante dernières années…

En somme, une diplomatie des postures a précédé la guerre de l’émotion. Il était concevable de laisser l’Ukraine dans la zone d’influence russe pour continuer à faire des économies sur l’armement mais l’Union européenne alignée sur les Etats-Unis a choisi l’intégration à terme de l’Ukraine dans la “communauté euro-atlantique” sans lui donner les moyens de se défendre et sans garantir sa sécurité. Ni la contre-offensive russe de 2008 en Géorgie, ni l’annexion de la Crimée en 2014 et la guerre ouverte puis larvée dans le Donbass n’ont incité les Etats de l’Union européenne à se réarmer. Ils n’ont d’ailleurs pas cru à une intervention militaire russe en Ukraine, malgré les avertissements des services américains… et c’est après trois ans de guerre qu’ils annoncent des investissements massifs dans la Défense, face à la perspective d’un lâchage états-unien…

Persuadé que la guerre d’Ukraine pouvait être évitée ou du moins rapidement arrêtée, Pierre Lellouche avance de solides arguments.

Il était possible de s’entendre avec Moscou sur un statut de l’Ukraine dans le cadre d’un traité européen de sécurité collective qui aurait dû être négocié après la chute du Mur de Berlin mais dont le projet pouvait à tout moment être relancé. En 2019, il était possible de soutenir Volodymyr Zelenski face à son extrême droite belliciste sur la base de la “formule Steinmeier” relative au statut spécial du Donbass : ce compromis avait été accepté par Vladimir Poutine et son homologue ukrainien lors du sommet tenu à l’Elysée le 9 décembre. Il était encore possible d’éviter la catastrophe lorsque, à la mi-décembre 2021, la Russie proposa aux Etats-Unis la signature de deux documents, l’un garantissant la neutralité de l’Ukraine, l’autre portant sur le retrait des missiles placés aux frontières de la Russie – mais ces propositions furent considérées comme un ultimatum et aucune négociation ne fut engagée. Il était possible d’arrêter la guerre après l’échec devant Kiev de “l’opération militaire spéciale”. Des négociations bilatérales avaient été engagées le 28 février 2022, quatre jours après l’invasion, et les projets de traités russo-russo-ukrainiens du 17 mars et du 15 avril, aujourd’hui publiés, permettaient d’espérer un arrêt rapide des combats. Mais les Américains et les Britanniques ont promis un soutien massif aux Ukrainiens qui étaient alors à l’offensive et qui croyaient pouvoir gagner la guerre. Nous ne savons pas encore combien d’Ukrainiens et et de Russes ont été tués ou blessés à la suite des erreurs de Vladimir Poutine, qui croyait régler l’affaire en trois jours, et de ce qu’on appelait alors le “camp occidental” mais le bilan est effroyable.

Et ce sont aujourd’hui des élites dépourvues de toute crédibilité qui évoquent un réarmement indispensable, comme moyen d’une politique dont ils n’ont pas la moindre idée.

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1/ Pierre Lellouche, Engrenages, La guerre d’Ukraine et le basculement du monde, Odile Jacob, octobre 2024.

Article publié dans le numéro 1298 de « Royaliste » – 5 avril 2025

 

 

 

 

 

 

 

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