Macron, le grand liquidateur – Entretien avec Frédéric Farah

Nov 27, 2017 | Entretien

 

Professeur de sciences économiques et sociales, auteur d’une « Introduction inquiète à la Macron-économie » (Editions Les Petits Matins) et de « Europe, la grande liquidation démocratique » (Editions Bréal), Frédéric Farah analyse les objectifs poursuivis par Emmanuel Macron.

Royaliste : Nous sommes placés devant un ensemble important de réformes en cours ou annoncées : fin des cotisations maladie et chômage pour les salariés, augmentation du minimum vieillesse, hausse du forfait hospitalier, hausse de la CSG, fin de la Sécurité sociale étudiante, accès à l’assurance-chômage pour les artisans, les commerçants, les professions libérales, les agriculteurs, baisse des APL et réduction des emplois aidés, baisses d’impôts et annonce d’une réforme des retraites en 2018, relance de la politique de la ville…. Est-il possible de trouver une cohérence dans ces mesures qui paraissent tantôt sociales, tantôt favorables aux classes les plus aisées ?

Frédéric Farah : Ce qui nous éclaire, c’est la réponse faite par Emmanuel Macron le 11 novembre à une adhérente de la Société des amis de Georges Clemenceau : « Le progrès social, c’est celui qu’on peut se payer soi ». Cette phrase est très intéressante car elle résume tout un discours porté par les élites administratives, politiques et entrepreneuriales depuis la décennie quatre-vingt-dix. Ce discours est ainsi articulé : la protection sociale coûte trop cher, elle est à l’origine de la crise, elle est un frein à la compétitivité, – le concept de compétitivité est très discutable car il signifie qu’on veut adapter la protection sociale au marché sans jamais se demander si la protection sociale pourrait servir de parade aux effets négatifs du marché.  On peut donc affirmer avec beaucoup d’assurance, dans le discours dominant, que L’Etat n’a plus le budget nécessaire pour assurer une protection sociale qui aurait pour vocation de redistribuer la richesse et de corriger les inégalités. Il faut donc que la protection sociale soit comme un filet de sécurité minimum pour que les individus ne tombent pas dans la grande pauvreté mais il faut que ce filet de protection soit redimensionné.

Royaliste : De quelle manière ?

Frédéric Farah : Prenons deux mesures que vous citiez tout à l’heure : on va relever la CSG pour les retraités à partir de 1 200 euros – comme si les retraites de ce montant étaient confortables – mais dans le même temps on va augmenter le minimum vieillesse pour éviter le basculement dans la misère. Nous sommes cependant dans la régression sociale : depuis la réforme Balladur de 1993 du régime des retraites, l’allongement de la période de cotisation et un nouveau calcul des montants font que les retraites sont moins généreuses. A terme, on va recréer la pauvreté des personnes âgées que la France avait combattue à partir des années soixante-dix.

Royaliste : Comment analysez-vous les plans d’économies qui sont présentés par le gouvernement – par exemple la réduction des coûts à l’hôpital où, selon le ministre, 30% des dépenses ne seraient pas « pertinentes » ?

Frédéric Farah : Emmanuel Macron et son gouvernement prolongent la tendance des précédents quinquennats. Cela fait longtemps qu’on affirme qu’il faut réduire les dépenses de santé par un discours de culpabilisation : les Français consommeraient trop de médicaments, ils feraient du nomadisme médical etc. Face à ce prétendu laxisme, on dit qu’il faut comprimer les dépenses alors que nous savons tous que nos hôpitaux souffrent dramatiquement du manque de crédits. Je ne sais pas par quels calculs le ministre de la Santé arrive à établir que 30% des dépenses hospitalières seraient inutiles mais cela me semble avoir autant de valeur que le fameux maximum de 3% pour le déficit budgétaire !

Il me paraît tout à faire clair que nous sommes dans une dynamique qui dépasse Emmanuel Macron et qui est celle de l’Etat social minimal. Cette dynamique est impulsée par l’Union européenne qui défend l’idée du panier de soin minimum, du développement de la chirurgie ambulatoire, de la fermeture de lits d’hôpitaux etc. On met toujours en avant les mêmes arguments : le premier c’est qu’on vieillit et que l’augmentation du nombre de personnes âgées coûte de plus en plus cher, le second c’est qu’on dépense trop, qu’on ne rationalise pas – c’est la fameuse quête des gains de productivité qu’on pourrait trouver dans les hôpitaux, dans les administrations. Ces arguments sont présentés dans la novlangue managériale, avec des tableaux chiffrés qui démontrent qu’on peut faire mieux avec moins.

Ces plans d’économies s’inscrivent dans un raisonnement d’ensemble : comme les dépenses de santé mobilisent beaucoup d’argent public, il faut en réduire le volume pour favoriser les acteurs privés. Nous sommes dans une logique de désocialisation de la dépense et de re-marchandisation de la santé.

Royaliste : Pourtant, les réformes annoncées semblent généreuses puisque les salariés ne vont plus payer de cotisations pour la maladie et le chômage, puisqu’on va étendre la protection contre le chômage à de nouvelles catégories sociales… A la télévision, on nous dit qu’après avoir avantagé les riches, le président de la République va prendre soin des catégories défavorisées…

Frédéric Farah : La grande force de ce discours, bien antérieur aux propos d’Emmanuel Macron, c’est de dire qu’on va réformer pour mieux sauver le système alors qu’on est en train d’organiser sa liquidation. La réforme de l’assurance-chômage, c’est une usine à gaz. Le gouvernement veut faire une économie de dix milliards sur l’assurance-chômage et en même temps il veut l’ouvrir aux travailleurs indépendants… Comment augmenter le nombre de bénéficiaires de cette assurance tout en réduisant les sources de financement, du fait de la disparition des cotisations chômage ? Nous allons nous retrouver dans une situation où l’Etat, sans les salariés mais avec le patronat, récupère la gestion de l’assurance chômage et dans laquelle le financement du chômage se fera par l’impôt. L’allocation chômage sera sans doute distribuée au plus grand nombre mais ce sera un minimum chômage comme il y a un minimum vieillesse. Encore une fois, on empêche les gens de tomber dans la misère, mais le filet de sécurité est réduit.

Cette générosité gouvernementale pose des problèmes qui sont trop rarement soulignés. D’abord, la majorité des chômeurs, aujourd’hui, ne sont pas indemnisés : seuls 46% des chômeurs touchent une allocation. Ceux qui ne touchent pas d’allocation parviennent à vivre parce qu’ils obtiennent l’Allocation de solidarité spécifique (ASS) ou, à défaut, parce qu’ils touchent le RSA-socle. Ensuite, on le voit bien dans la récente réforme de l’UNEDIC, on a modifié les conditions d’attribution de l’allocation-chômage, quant aux délais notamment. Or les salariés (90% des actifs) qui ont cotisé pendant de très nombreuses années auront la même cotisation que les indépendants (10% des actifs) qui n’ont pas cotisé de la même façon. Enfin, la suppression des cotisations chômage et maladie va se faire au cours de l’année prochaine alors que les cadeaux faits au Capital seront effectifs dès janvier. Et si on fait la péréquation avec l’augmentation de la CSG, le gain des salariés va être modeste et les fonctionnaires seront les grands perdants de cette affaire. Le Capital, avec le prélèvement forfaitaire unique et la modification de l’impôt sur la fortune, va au contraire réaliser des gains substantiels. La générosité d’Emmanuel Macron se situe dans les apparences.

Il faut aussi rappeler que le gouvernement est incapable de lutter contre l’évasion fiscale, qui est extrêmement coûteuse pour le budget qui perd 9 milliards d’euros par an à cause de l’évasion réalisée par les grandes fortunes. Comme on ne veut rien faire pour remédier à cette situation, on fait porter l’ajustement sur le travail et sur la protection sociale car le travail et la protection sociale sont installés sur le territoire français alors que le Capital passe les frontières comme il veut et aussi vite qu’il veut. Il faut bien comprendre que le problème de notre budget n’est pas celui des dépenses mais celui du manque de recettes : par ses choix fiscaux et sociaux, l’Etat s’est volontairement appauvri.

Royaliste : Mais, « en même temps », Emmanuel Macron relance la politique de la ville…

Frédéric Farah : La politique de la ville a été mise en place au début des années quatre-vingt-dix – vous vous souvenez de Bernard Tapie, ministre de la Ville – mais on ne nous a jamais donné les résultats de cette politique, en matière d’emplois, d’implantations industrielles par exemple. Aujourd’hui, on fait de l’austérité, on réduit le nombre d’emplois aidés – sans augmenter les financements aux associations – et comme les collectivités locales pressurées au maximum doivent faire des économies, je ne vois pas comment on peut annoncer une politique de la ville généreuse, tournée vers la jeunesse. Nous sommes là encore dans l’illusion. La vérité, c’est qu’Emmanuel Macron est le grand liquidateur. La crise de 2008, présentée abusivement comme une crise due aux  dépenses publiques excessives, a donné la possibilité de mettre en œuvre de manière accélérée les recommandations du sommet de Lisbonne de 2000 : faire des réformes de structures en vue d’avantager au maximum la logique de marché, c’est-à-dire le Capital. Emmanuel Macron réalise cette politique par petites étapes et atténue les douleurs par quelques compensations financières pour montrer qu’on n’est pas inhumain.

Royaliste : Quelle est la principale décision politique à prendre pour sortir de cette régression ?

Frédéric Farah : Il faut sortir de l’euro, qui a provoqué cette régression. Après le Oui à Maastricht en 1992, nous avons la réforme Balladur de 1993 qui vise l’Etat social, tout comme les réformes italiennes et allemandes du marché du travail, tout comme les réformes que nous avons connues en France. Ce n’est pas par hasard que les Etats du nord de l’Europe – la Norvège, la Suède, le Danemark – ont refusé l’euro pour préserver leur modèle social. La France doit commencer par retrouver sa souveraineté monétaire si elle veut renouer avec le progrès social.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 1133 de « Royaliste » – 27 novembre 2017

 

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