Mais que fait donc la BCE ? Entretien avec Frédéric Farah

Juil 28, 2020 | Entretien, Union européenne

 

On voit les milliards pleuvoir sur l’Union européenne. Qui émet toute cette monnaie ?

Frédéric Farah : Il y a deux piliers dans la politique économique : le pilier monétaire et le pilier budgétaire. Le pilier monétaire est fédéralisé puisqu’il y a une monnaie unique pour 19 pays et la politique monétaire relève de la Banque centrale européenne. La BCE agit dans deux directions, publique et privée. Sur le plan public, elle intervient sur le marché secondaire du marché obligataire où elle achète massivement les titres des différentes dettes publiques afin qu’il n’y ait pas de tensions sur les taux d’intérêts ce qui permet aux Etats de se financer à des conditions acceptables. Sur le plan privé, elle fournit aux banques des liquidités pour que le marché interbancaire ne se contracte pas. Ainsi, la BCE permet de maintenir la stabilité financière de la zone euro en empêchant une nouvelle crise sur les dettes publiques et en permettant aux banques de fournir aux entreprises les liquidités dont elles ont besoin.

L’action de la BCE semble ne pas suffire…

Frédéric Farah : En effet, l’action de la BCE est insuffisante pour relancer l’activité économique. Il faut donc une action budgétaire. Sur le papier, ce sont les Etats qui actionnent le levier budgétaire mais depuis le traité de Maastricht et avec le Pacte de stabilité et le TSCG, l’action budgétaire est encadrée par des règles strictes assorties de sanctions. Quant au budget européen, il n’a jamais rempli un rôle de stabilisation de l’activité économique ou de redistribution : il a seulement un rôle l’allocation par le moyen des fonds structurels, par la Politique agricole commune….

Au début de la crise sanitaire, la Commission européenne a décidé de lever les contraintes qui pesaient sur le budget des Etats. Cependant, certains Etats risquaient de se financer à des taux plus élevés que d’autres selon la manière dont ils sont appréciés par les marchés financiers. C’est pourquoi l’Union européenne a alloué des fonds structurels pour répondre à l’urgence sanitaire – une trentaine de milliards, ce qui est peu – puis elle a mis en place un programme de réassurance-chômage appelé SURE (Support to mitigate Unemployment Risks in an Emergency – Soutien pour atténuer les risques de chômage en cas d’urgence).

D’où vient l’argent ?

Frédéric Farah : Les Etats apportent 35 milliards de garanties pour ce plan et par ailleurs la Commission emprunte sur les marchés financiers pour abonder le fonds d’assurance-chômage. Il faut bien comprendre que la Commission ne dispose d’aucune ressource et qu’elle doit emprunter sur les marchés financiers pour ensuite prêter aux Etats. Elle peut aussi lever des ressources propres en prélevant des taxes – par exemple sur le numérique, sur le plastique…Mais si la Commission ne parvient pas à prélever ces taxes, les Etats devront la rembourser. Il faut se souvenir que l’Union européenne disposait de ressources propres quand il y avait des tarifs douaniers à ses frontières ; mais comme ces tarifs ont été considérablement abaissés et comme on multiplie les traités de libre-échange, les ressources propres de l’Union ont fondu.

Ce fonds spécifique décidé face à la crise sanitaire s’articule sur le budget de l’Union européenne qui est d’environ 1 000 milliards.

L’accord du 21 juillet portant sur 750 milliards de prêts et de subventions est présenté comme un “saut fédéral” et comme une victoire du “couple franco-allemand”. Qu’en pensez-vous ?

Frédéric Farah : Divers observateurs, européistes ou eurosceptiques, affirment que nous avons changé d’époque depuis cet accord. Tel n’est pas mon point de vue. D’une part, les mesures prises sont de l’ordre du transitoire. D’autre part, la Commission mène ce plan de relance sans avoir les ressources nécessaires. Enfin, ce fédéralisme est conditionnel puisque des pays comme la Suède, le Danemark et les Pays-Bas ont voulu assortir de conditions très restrictives l’octroi de ces subventions et de ces prêts.

Le système qu’on veut mettre en place ressemble plus au Mécanisme européen de stabilité (MES) abondé par les Etats qu’au fédéralisme. Il n’y a pas de mécanismes de solidarité entre les Etats, il n’y a pas de mécanismes de péréquation permettant de compenser la divergence économique que l’Union européenne fabrique depuis le Marché unique. La logique de la “concurrence libre et non faussée” et de la libre circulation des capitaux est toujours à l’œuvre et les divergences économiques continuent à se creuser entre le centre et la périphérie – soit une partie du sud de l’Europe – de plus en plus délaissée. Rien dans le nouveau mécanisme ne permet de corriger ces inégalités puisque, au contraire, on conditionne l’octroi de ces prêts et de ces subventions à une logique économique qui fabrique de la divergence. Un véritable fédéralisme européen conduirait à former une communauté de redistribution permettant de réduire les inégalités entre les pays.

Ce qui est en train de se dessiner, c’est une forme très abâtardie, très imparfaite, de fédéralisme autoritaire : on va insérer les pays qui ont la tentation de sortir de l’euro – tout particulièrement l’Italie – dans une cage dorée afin que ces pays ne quittent pas la zone euro. C’est un système autoritaire parce que tous les programmes de prêts et de subventions sont subordonnés à des contrôles de la Commission et du Conseil européen. On veut donc pérenniser par un ensemble de règles des orientations économiques qui réduisent les services publics et qui réorganisent le marché du travail dans le sens de la précarité. Tout un ensemble de comités de surveillance qui échappent au contrôle démocratique vont permettre la mise en place de cette forme abâtardie de fédéralisme et l’on va figer encore plus des situations problématiques. N’oublions pas que le plan de relance de l’Union européenne va provoquer la réduction des budgets de la Politique agricole commune, de la recherche, de la santé… Ce fédéralisme au rabais est autoritaire et austéritaire.

Pourquoi craint-on autant que l’Italie quitte la zone euro ?

Frédéric Farah : L’Italie est le deuxième marché obligataire du monde, donc c’est un poids lourd du point de vue de la dette publique et les banques françaises sont exposées à hauteur de 400 milliards sur la dette italienne. L’Italie est, avec la France, un des grands perdants de l’euro puisque le pays n’a pas connu de croissance depuis vingt ans, il vit dans l’austérité en s’imposant des excédents budgétaires primaires – hors service de la dette – et il s’est appauvri. Les néo-libéraux prétendent que cette situation est provoquée par la corruption, par la mafia, par le manque de productivité des Italiens, par la bureaucratie. Il ne faut pas nier ces problèmes mais c’est bien l’appartenance à la zone euro qui est la cause de cet appauvrissement. Les élites du pays avaient voulu l’euro pour discipliner la société italienne mais beaucoup d’Italiens constatent qu’ils sont les dindons de la farce et la tentation de quitter l’euro se répand. Or l’Italie est la huitième puissance économique du monde : si elle se retire, il y aura un effet domino qui détruira la monnaie unique.

Comment expliquez-vous le jeu allemand ?

Frédéric Farah : L’Allemagne est devant un choix. Elle peut s’en tirer seule et décider d’abandonner l’euro : son plan de relance est beaucoup plus solide et important que le plan de l’Union européenne. Elle peut aussi choisir la solidarité avec ses partenaires car elle a largement profité de l’euro. Comme la coalition dirigée par Angela Merkel est fragile, comme son modèle économique est en crise, Berlin souffle le chaud et le froid : l’Allemagne infléchit sa position dans le sens de la mutualisation des dettes contractées par la Commission mais elle délègue le rôle du méchant austéritaire aux Pays-Bas, qui est un pays satellite de l’Allemagne. N’oublions pas que Berlin avait choisi le néerlandais Wim Duisenberg comme premier président de la Banque centrale européenne et que celui-ci avait fidèlement suivi la ligne allemande. Il est donc probable que l’Allemagne joue double jeu. Mais il est certain que Berlin a compris que l’intérêt européen n’existait pas et qu’il fallait défendre les intérêts nationaux de l’Allemagne. Les élites françaises ne veulent pas reconnaître ce fait et restent à la remorque.

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