En 1944, la République française d’Alger représente la part visible d’une vaste organisation politique, administrative et militaire. En France occupée, les mouvements de Résistance sont inscrits, mais pas toujours intégrés, dans cette organisation qu’on peut définir comme un “Etat clandestin” (Jean-Louis Crémieux Brilhac) ou comme “l’Etat libre de France” avec Claire Andrieu (1).

Cet “Etat libre” fait entrer les protagonistes français dans la logique du double pouvoir qui fut à l’œuvre à Paris en 1792-1793, à Petrograd en octobre 1917 et dans l’Espagne républicaine en 1936-1937. Mais pour s’opposer à “l’autorité de fait” vichyste, la République française d’Alger dispose de moyens civils et militaires incomparablement plus importants que ceux alignés par les révolutionnaires français, les Bolcheviks ou les milices barcelonaises. Surtout, la République française d’Alger agit en pouvoir légal et selon une autorité légitime qui engendre une ébauche de représentation nationale avec l’Assemblée consultative d’Alger et le Conseil national de la Résistance (CNR), installé selon cet objectif par Jean Moulin. Investi d’une légitimité historique par l’acte décisif de résistance à l’ennemi et à la trahison vichyste, le général de Gaulle est justifié par l’adhésion à la France libre de personnalités civiles (René Cassin à Londres, Félix Eboué en Afrique), par des militaires (général Catroux, colonel de Hauteclocque…) et par les institutions qu’il crée (CFLN, CNR, Assemblée consultative) qui ont une fonction légitimante, pré-démocratique. Or la démocratie, même esquissée, ne va pas sans conflits qui provoquent des réaménagements structurels et institutionnels.

En mars-avril 1944, l’Etat libre de France comporte de nombreuses structures (2) parmi lesquelles l’Etat-major national des FFI, le Comité d’action parisien (Comac), le Bureau central de renseignements et d’action londonien (BCRA), le Délégué militaire national et les Délégués militaires régionaux (DMR) auxquels il faut prêter une attention toute particulière.

Survenant après l’arrestation le 9 juin 1943 du général Delestraint, chef de l’Armée secrète, celle de Jean Moulin, le 21 juin à Caluire, déclenche une crise de succession qui vient alourdir une ambiance marquée par les rivalités entre chefs des mouvements de la Résistance intérieure (3). Le conflit algérois entre gaullistes et giraudistes a également des répercussions en France occupée où les partisans du général Giraud tentent de monter leurs propres organisations…

Quant au choix du nouveau délégué général, le colonel Passy (BCRA) soutient la candidature de Pierre Brossolette à la succession de Jean Moulin tandis qu’André Philip, commissaire à l’Intérieur, appuie Emile Bollaert, préfet du Rhône démissionnaire en septembre 1940 – qui sera finalement choisi et nommé délégué général du CFLN auprès du Conseil national de la Résistance.

Plus grave : dix jours après Caluire, les chefs de la Résistance intérieure créent un Comité Central des Mouvements de Résistance qui ne comporte aucun représentant des partis politiques et qui entre en compétition avec le CNR, qui élira Georges Bidault à la présidence en septembre 1943. “Grâce aux communistes, qui sont dans la place, écrit Jean-Louis Crémieux-Brilhac, le CNR finira par éclipser le Comité central des Mouvements. Mais le CNR se prévaut désormais de sa légitimité propre, celle de la Résistance née spontanément du sol national : de Gaulle doit renoncer à tout espoir de le piloter par délégué général interposé. [Alors que Jean Moulin était à la fois président du CNR et délégué général clandestin de Londres avec la qualité de commissaire national en mission] une dyarchie s’instaure au sommet de la Résistance intérieure, précisément au moment où de Gaulle met fin à sa dyarchie avec Giraud. Les délégués clandestins représentant de Gaulle n’auront jamais plus sur les chefs de la Résistance une autorité comparable à celle de Moulin” (4). De fait, Emile Bollaert, qui se conçoit comme simple ambassadeur auprès du CNR, non comme patron de la Résistance intérieure, ne parvient pas à maîtriser les conflits propres à la Délégation générale, qui prendront fin après l’arrestation d’Emile Bollaert (3 février 1944) et la mort de Pierre Brossolette (22 mars), lorsque Jacques Bingen (qui se suicide après son arrestation le 12 mai) puis Alexandre Parodi rétablissent l’autorité de Délégation (5).

Pour contrôler autant que possible la Résistance intérieure, le BCRA crée à la fin de l’été 1943 un nouveau corps d’émissaires de la France libre : les délégués militaires régionaux (DMR) qui seront affectés à douze régions militaires créées au même moment. Les DMR sont à la fois des ambassadeurs du Gouvernement provisoire et des techniciens chargés d’organiser et de coordonner l’activité militaire des mouvements de résistance et de mettre en place les plans de sabotage en vue des débarquements. Leur mission est sacrificielle – 14 des 60 DMR ou adjoints sont tués en mission – et leur présence sur le terrain provoque des conflits avec les chefs régionaux de la Résistance. Trop longtemps ignorés par les historiens et les mémorialistes (6), tous parviennent cependant à s’intégrer en démontrant leur efficacité dans l’exécution des plans de sabotage et en accélérant la fusion des forces dans les Forces françaises de l’Intérieur (FFI). Ces crises internes expliquent la complexité de la situation, lors de l’insurrection parisienne d’août 1944.

Reportons-nous maintenant sur le front, où se déploie rapidement l’offensive alliée (7). Le chef du Gouvernement provisoire, qui accompagne de très près la progression des troupes alliées, dispose de la 2eme DB, débarquée le 1er août à Saint-Martin-de-Varreville. La Division Leclerc libère Alençon le 12 août et participe à de violents combats en direction d’Argentan. Forte de ses 16 000 hommes et de 4 000 véhicules, elle fait partie du 12eme groupe d’armée commandé par le général Bradley et se trouve intégré au 5eme corps d’armée du général Gerow qui avait débarqué à Omaha Beach. L’obéissance aux ordres reçus est un principe et une nécessité car une division blindée en mouvement consomme 800 000 litres de carburant par jour. Les circonstances politiques vont cependant bousculer la hiérarchie militaire et les contraintes logistiques.

Après le déclenchement de l’insurrection parisienne au matin du 18 août, le général de Gaulle et son état-major font vivement pression sur Eisenhower pour qu’il donne la priorité à Paris alors que les plans alliés prévoient un contournement de la capitale dans l’attente de l’inévitable capitulation des Allemands. Dans ses mémoires, Eisenhower reconnaîtra que les Français lui ont forcé la main mais il avait admis depuis longtemps que la 2eme DB devait entrer dans Paris – et c’est bien la Division Leclerc que le général Bradley désigne lorsque le Quartier général donne l’ordre de faire mouvement. La 2eme DB et l’ensemble du 5eme Corps font un bond de 200 km le 23 août. En pointe, le général Leclerc arrive à Rambouillet à 13 heures et le chef du Gouvernement provisoire le rejoint dans la soirée. Tous deux, qui sont en communion de pensée et d’action depuis 1940, veulent que l’armée française entre dans Paris aussi vite que possible.

Dès le 15 décembre 1943, De Gaulle a donné au général Leclerc des instructions très précises : ne pas se laisser enfermer par le commandement allié dans des “missions tactiques” afin “qu’il puisse se dégager pour une mission purement nationale et française, par exemple le rétablissement de l’autorité de l’Etat à Paris”. Leclerc suit fidèlement cette ligne lorsqu’il décide, le 22 août, d’envoyer un détachement blindé sous les ordres du lieutenant-colonel de Guillebon en éclaireur vers Paris, sans en informer le commandement américain qui n’a pas encore pris la décision de marcher vers la capitale. De Gaulle, qui est à Laval, approuve l’initiative de Leclerc et souhaite que le détachement soit “au contact de Paris sans délai” alors que le général Gerow, tardivement informé, demande qu’il soit rappelé – sans être obéi. Grâce aux renseignements fournis par Guillebon, le général Leclerc peut préparer un plan d’investissement de la capitale par le sud  qui est différent de celui, irréaliste, prévu par les Américains. D’où leur colère devant cet acte délibéré d’insubordination militaire, qui résulte des ordres donnés par l’autorité française légitime. Entre Français et Américains, une crise de même nature éclatera dans Paris libéré…

Si, depuis la Normandie, les généraux américains plient devant la volonté gaullienne, c’est qu’ils constatent quotidiennement l’immense popularité du général de Gaulle. A Cherbourg le 20 août, à Rennes le 21, à Laval le 22, à Chartres le 23, c’est le même accueil enthousiaste (8). Dans chacune des villes, un rituel s’est créé. Le chef du Gouvernement provisoire se rend d’abord à la préfecture ou à la sous-préfecture, où il est accueilli par le préfet et le représentant du comité départemental de libération ; il se rend ensuite à pied à l’hôtel de ville où il est reçu par le maire et le conseil municipal et d’où il s’adresse à la foule qui l’acclame. Il est juste d’évoquer l’ancienne acclamatio qui manifestait le consentement populaire après le sacre du roi de France mais, en ce mois d’août 1944, le rituel est essentiellement politique et accessoirement religieux. Le général de Gaulle se rend à la préfecture, où réside le représentant de l’Etat, il est accueilli ensuite par l’autorité communale, passe à la cathédrale, généralement pour un Te Deum avant ou après son discours. Tel est l’itinéraire symbolique qui permet de marquer le retour de l’Etat et de saluer les autorités traditionnelles, municipales et religieuses, ainsi que les forces qui ont participé à l’insurrection nationale. C’est le même itinéraire qui sera suivi à Paris mais, sur la route de la capitale, les relations avec la Résistance sont excellentes alors qu’il en sera autrement avec les dirigeants parisiens. Il faut aussi relever que les relations avec la hiérarchie catholique ne sont pas des plus confiantes. A Chartres, le Général refuse d’être accueilli par Mgr Harscouët, qui a fui Chartres avant l’arrivée des Allemands. Ailleurs, l’accueil est strictement protocolaire et De Gaulle fait observer que “pour eux” – les évêques, ce qui se passe n’est rien de plus qu’un changement de ministère. C’est à Paris que le malaise prendra toute son ampleur mais, pour le moment, rien ne peut arrêter l’élan de la France combattante – celui des DMR qui préparent l’entrée du Général dans chaque ville, celui de l’armée française qui roule vers Paris, celui du peuple qui plébiscite spontanément le chef du Gouvernement provisoire.

De Bayeux à Isigny, puis de Cherbourg à Rambouillet, la légitimation populaire annonce la consécration parisienne.

(à suivre)

***

1/ Cf. la notice consacrée par Claire Andrieu à l’Etat clandestin, p. 100-103, dans le Dictionnaire historique de la Résistance, Robert Laffont, 2006.

2/ Voir page 101 du Dictionnaire précité.

3/ Cf. Daniel Cordier, Alias Caracalla, Mémoires, 1940-1943, Gallimard, 2009.

4/ Cf. Jean-Louis Crémieux-Brilhac, De Gaulle, la République et la France libre, Tempus, 2015 : La révolte des chefs de mouvements, p.284-286.

5/ Cf. les biographies de Jacques Bingen et d’Alexandre Parodi, beaucoup trop oubliés aujourd’hui, dans le Dictionnaire précité.

6/ Jusqu’au livre de Philippe André, La Résistance confisquée ? Les délégués militaires du général de Gaulle, de Londres à la Libération, Perrin/Ministère de la Défense, 2013. Préface de Jean-Louis Crémieux-Brilhac.

7/ Pour une description précise des opérations militaires et des débats tactiques, voir l’indispensable ouvrage de Jean-François Muracciole, Quand De Gaulle libère Paris, Juin-août 1944, Odile Jacob, 2024.

8/ Là encore, les descriptions de Jean-François Muracciole sont à lire attentivement, tant elles sont riches de significations que je ne peux relever ici.

 

 

 

 

 

 

 

 

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