Maroc : Les dix ans d’un règne

Nov 2, 2009 | Chemins et distances

 

Professeur à l’université Paris VIII, où il enseigne le droit constitutionnel, directeur d’un séminaire sur l’évolution du Maghreb contemporain, Bernard Cubertafond est l’auteur, entre autres publications, d’un ouvrage sur Le système politique marocain et d’un autre sur La vie politique au Maroc. A l’occasion du dixième anniversaire du règne de Mohammed VI, nous lui avons demandé de nous exposer la situation politique, économique et sociale au Maroc. Le bilan, nuancé, serait-il finalement positif ?

Royaliste : Est-il possible de faire le bilan politique des dix années du règne ?

Bernard Cubertafond : Quant à Mohammed VI, il y a un malentendu qui provient des niveaux d’espérances placées il y a dix ans dans la personne du nouveau souverain. Au départ, certains se sont imaginés que tout allait changer d’un seul coup parce que le méchant Hassan II était mort : pour eux, il allait de soi que le bon, généreux et démocratique Mohammed VI allait ouvrir une ère radicalement nouvelle !

En particulier, l’idée s’était imposée que le nouveau souverain allait transformer le régime politique marocain en une démocratie parlementaire de type espagnol. Cette idée était prépondérante en 1999 et il était alors très difficile d’émettre des doutes sur ce changement radical. Or je soutenais qu’un pays ne peut changer tout d’un coup et que le passage à la démocratie ne pouvait se faire par injonction royale. Dans les jugements qu’on porte aujourd’hui sur le roi, il y a la marque d’une forte déception car il n’y a pas eu le passage inconsidérément espéré à la démocratie.

Royaliste : Comme vous n’avez pas partagé cette illusion première, votre jugement sur ces dix années est sans doute différent ?

Bernard Cubertafond : C’est un jugement globalement positif. Mohammed VI a fait beaucoup de choses : la pacification des esprits après la tourmente du règne précédent, l’idée d’autonomie qui est avancée pour le Sahara occidental. Le changement économique est considérable et très visible : dans la population on sait qu’il est possible de vivre au Maroc et d’y investir. Dans le domaine politique, le mouvement islamiste a été en partie intégré. On reproche au roi ses absences répétées, on critique son manque d’intérêt pour la politique politicienne et on s’interroge sur sa santé. Mais le roi bénéficie d’une grande popularité.

Royaliste : Quelle est la nature de la transition réalisée par Mohammed VI ?

Bernard Cubertafond : Ce n’est pas une transition démocratique. Contrairement à ce qu’ont affirmé tous les idéologues à propos du Maroc, les conditions de la démocratie n’étaient pas réunies en 1999.

Royaliste : Pourquoi ?

Bernard Cubertafond : La question des conditions de la démocratie est très difficile à poser car on se fait vite accuser d’arrogance et de néocolonialisme. Je dois cependant dire que la première condition, c’est l’existence d’une culture démocratique. Or les anthropologues marocains montrent dans leurs ouvrages qu’il existe au Maroc une culture de la soumission, un respect de l’autorité traditionnelle et en même temps des calculs par rapport à cette autorité. Cela change, à cause de la transition démographique (la plupart des Marocains ont deux enfants) qui conduit à l’individualisation et à un esprit de liberté – et parce qu’il y a un fort développement de l’éducation.

Une démocratie suppose des partis politiques structurés par un corps de doctrine – or tous les partis se ressemblent. Il faut aussi des élections qui se déroulent normalement. En 1999 on ne pouvait pas parler de vie politique normale car les élections étaient arrangées et les partis étaient soumis au pouvoir. D’ailleurs, il y a dix ans, les Marocains ne demandaient pas à Mohammed VI de réaliser une démocratie parlementaire mais de prouver qu’il était capable d’affirmer son autorité pour maîtriser les forces centrifuges.

Royaliste : Peut-on parler d’une évolution vers la démocratie au cours des dix dernières années ?

Bernard Cubertafond : C’est deux pas en avant et un pas en arrière ! Il y a des progrès dans le domaine des élections : les résultats sont beaucoup plus crédibles. Il y a une loi sur les partis : ils sont obligés d’avoir un congrès, un programme, des comptes clairs et des dirigeants élus. Mais un ancien condisciple du roi a créé un nouveau parti – le Parti Authenticité et Modernité (PAM) – qui regroupe tous les opportunistes alors que la loi sur les partis avait interdit la transhumance d’une organisation vers une autre. Le PAM est devenu le parti le plus important, en bénéficiant d’un jugement du tribunal administratif disant qu’il fallait préférer la liberté démocratique à l’interdiction de la transhumance. On retourne donc au vieux système politique, organisé autour d’un parti de l’administration.

Il n’y a donc pas eu démocratisation mais on peut parler d’une réussite de la transition hassanienne. Hassan II cherchait à s’imposer à toutes les forces politiques, notamment à toutes les parties du Mouvement national – l’Istiqlal qui voulait s’imposer au roi sans l’éliminer – et l’USFP qui comportait des éléments favorables à l’élimination physique du roi. Hassan II a réussi à s’imposer à ces forces et Mohammed VI poursuit la même politique. Après les élections de 2002 (nomination d’un technocrate au poste de Premier ministre) comme après celles de 2007 (nomination d’un membre de l’Istiqlal), il est clair que le roi domine le gouvernement et l’ensemble des partis.

Royaliste : Et les islamistes ?

Bernard Cubertafond : À partir de 1994, Hassan II s’était servi du Mouvement populaire constitutionnel et démocratique (MPCD) pour intégrer une partie des islamistes. Ceux-ci ont transformé le MPCD en Parti de la Justice et du Développement qui a eu de bons résultats aux élections de 1997 et de 2002 et qui est arrivé en tête en voix – mais pas en sièges – aux élections de 2007. Ce parti pourrait être bientôt au gouvernement.

Il existe un deuxième parti islamiste (Justice et Spiritualité), dirigé par Cheikh Yassine, qui faisait volontiers la morale à Hassan II et dont la fille affirme clairement sa conviction républicaine. Les partisans de Yassine sont nombreux, très bien organisés et très surveillés ; en ce qui les concerne, on assiste à une semi-intégration. Enfin, il existe des réseaux terroristes.

Royaliste : Qu’en est-il aujourd’hui de l’extrême gauche ?

Bernard Cubertafond : Le roi a réussi à intégrer une partie de l’extrême gauche, qui voulait autrefois abolir la monarchie. Maintenant, beaucoup de ces anciens révolutionnaires travaillent dans des ONG, parfois dans des organisations proches du Palais, ils militent dans des associations de défense des droits de l’homme. Récemment, pendant le dernier ramadan, ils ont participé à des manifestations de briseurs de jeûne – mais les jeunes femmes qui voulaient se réunir à cet effet ont été arrêtées avant de pouvoir commettre ce qui est un délit pénal au Maroc.

Le roi a également favorisé la réconciliation nationale en créant une instance Équité et réconciliation, qui a instruit de nombreux dossiers et indemnisé dix mille personnes selon le système de la justice transactionnelle qui a effectivement pacifié la société.

Royaliste : Comment définissez-vous aujourd’hui le régime marocain ?

Bernard Cubertafond : C’est un régime de despotisme éclairé, avec des compléments démocratiques ou pseudo-démocratiques.

Le despotisme éclairé est très affirmé car les décisions du roi sont de grandes conséquences. Par exemple le nouveau port de Tanger, l’aménagement du nord du Maroc, le plan Azur qui est un imposant projet touristique, de nombreuses autoroutes, le TGV en 2012 sur la ligne Tanger-Casablanca… Il y a un certain développement économique avec, autour du roi, des gens relativement jeunes qui veulent sortir de l’économie de rente.

Les compléments démocratiques sont importants. Je pense tout particulièrement à la réforme du code du statut personnel. Hassan II n’avait pas osé ! Mohammed VI est allé aussi loin que possible. Certes, il n’a pas pu égaliser les parts dans l’héritage entre garçons et filles car cela aurait contredit une disposition écrite noir sur blanc dans le Coran. Mais l’âge minimum du mariage a été fixé à 18 ans ; il y a cogestion au sein du couple ; la répudiation n’existe pratiquement plus puisque tout se passe devant les tribunaux ; lorsqu’il y a divorce la femme garde le domicile avec ses enfants. Certes il y a beaucoup de dispenses pour l’âge du mariage et les juges donnent souvent une interprétation restrictive de la loi. Mais c’est une réforme décisive, que l’Histoire retiendra.

Quant à la liberté de la presse, nous sommes là dans l’ambiguïté. Certains journaux sont très libres, par exemple Tel Quel. Ils ont une vie difficile, ils subissent des saisies, des amendes… mais les commentaires restent libres. On parle aussi d’une sorte de movida marocaine. Il y a eu la fête du vin à Meknès, ville dont le maire était islamiste. Cependant, il y a des campagnes contre la dégradation des mœurs. La liberté d’expression est grande mais il y a des lignes rouges qu’il ne faut pas dépasser mais qui ne sont pas bien précisées et il existe des régressions.

Le roi se montre attentif aux questions sociales et aux catastrophes naturelles mais il n’y a pas de changements significatifs dans la politique sociale. En fait, nous sommes dans un système démo-despotique : la monarchie exécutive fait des concessions importantes – sur lesquelles elle peut revenir.

Royaliste : Cette monarchie exécutive est-elle assurée de durer ?

Bernard Cubertafond : C’est une vraie question car tout repose sur la personne du roi et on s’interroge actuellement sur sa santé. Mohammed VI a deux enfants, Hassan qui lui succèdera et Khadija. Mais le futur Hassan III est très jeune, il faudrait former un conseil de régence en cas de disparition du roi et cela pourrait poser de sérieux problèmes. Même si le roi n’est pas malade, on peut se demander s’il pourra supporter le poids de sa charge tout au long de sa vie.

Autre question d’avenir : celle du Sahara occidental. On a renoncé au référendum et on évoque une large autonomie : c’est cette idée qui chemine car on craint une évolution à la somalienne.

Il y a aussi une interrogation sur le statut du roi comme Commandeur des croyants. Ce statut donne au roi une autorité sur tous les Marocains mais la moitié de la population n’y croit pas, les obligations religieuses sont très lourdes et il faut que le roi applique les règles de l’islam car s’il les viole il peut être déposé. Le roi est donc sous le contrôle des religieux et il y a menace d’instauration d’un ordre moral, que Mohammed VI serait obligé d’imposer et qui détruirait le caractère convivial de l’islam marocain.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 956 de « Royaliste » – 2 novembre 2009

 

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