Maurice Godelier et le cercle de craie occidental (1) – Chronique 187

Juil 26, 2023 | Chemins et distances

 

 

L’auteur impressionne, autant que son ambition : l’un de nos plus grands anthropologues interroge l’occidentalisation du monde depuis cinq siècles et sa relation dialectique avec la modernisation (1). Cette réflexion est d’autant plus saisissante qu’elle est publiée au moment où l’on assiste à une très forte inflexion des rapports de force mondiaux. Elle bute cependant sur une question initiale, celle de la définition de l’Occident, trop rapidement évoquée pour qu’on puisse tenir pour évidente, tout au long du livre, cette occidentalisation.

Dans son introduction, Maurice Godelier définit l’Occident comme “un mélange de réel et d’imaginaire, de faits et de normes, de modes d’action et de modes de pensée, qui tournent autour de trois axes, de trois blocs d’institutions ayant leur propre logique, leurs représentations, leurs valeurs propres : le capitalisme, la démocratie parlementaire et, via, le christianisme, un certain rapport à la religion”.

Ces trois axes sont communs à une partie de l’Europe et aux Etats-Unis mais, à trop se concentrer sur ceux-ci, on laisse de côté une autre réalité, effective et symbolique que Maurice Godelier pointe judicieusement lorsqu’il définit la modernisation : “Se moderniser, c’est pour un Etat entreprendre et imposer de profondes réformes dans le but d’accroître la prospérité et la puissance de la société qu’il gouverne”.  Cette modernisation n’est pas la caractéristique du monde moderne puisque, à toutes les époques et dans tous les pays, des institutions politiques ont mené de profondes transformations structurelles, dans la Grèce et dans la Rome antiques comme en terre d’Islam à l’époque médiévale ou en Chine. Ce qui s’invente dans l’Europe moderne, précisément dans la France de la fin du XVIe siècle, c’est l’Etat qui prendra sa forme nationale à la faveur de la Révolution française et qui se développera selon les procédures de la démocratie parlementaire en affrontant le catholicisme romain et en composant avec le capitalisme.

Nous sommes là dans l’histoire de l’Europe, non dans celle de l’Occident. L’Europe engendre les Églises chrétiennes, le capitalisme et la démocratie parlementaire mais on ne saurait la réduire à ces trois caractéristiques. Deux d’entre elles, le capitalisme et la démocratie parlementaire, ne se développent qu’à partir du XIXe siècle et la dynamique millénaire de notre continent est principalement provoquée par la dialectique des Etats nationaux ou proto-nationaux et des empires européens : Saint-Empire romain germanique, Byzance, Eglise catholique, Empire ottoman après 1453, Empire russe depuis 1480.

Au fil de ce mouvement historique animé par diverses philosophies et théologies, l’Occident est très tardivement invoqué comme réalité géopolitique. Charlemagne est proclamé imperator romanorum, l’Eglise catholique romaine affirme sa vocation universelle et mène ses croisades sur les rives de la Baltique comme sur celles de la Méditerranée, les Lumières sont portées en Prusse et en Russie. C’est au XIXe siècle que l’Occident devient un concept philosophico-politique avec Gobineau puis avec les thuriféraires de l’expansion coloniale de l’Europe et des conquêtes territoriales des Etats-Unis. On se souvient qu’au XXe siècle la “défense de l’Occident” fut un thème polémique exploité par le très oublié Henri Massis avant de désigner au temps de la Guerre froide, le “monde libre” sous égide américaine (2).

Il est vrai qu’au siècle dernier l’historiographie française évoque l’Occident médiéval sans le distinguer de l’Europe. Ainsi Fernand Braudel (3) qui note par ailleurs que “La civilisation dite occidentale, c’est à la fois la civilisation américaine des Etats-Unis et celle de l’Amérique latine, c’est encore la Russie, et bien entendu l’Europe”. La conception braudélienne intègre donc l’Amérique latine, et distingue la Russie de l’Europe comme s’il s’agissait de deux civilisations distinctes…. Sans entrer dans une discussion sur ce point, qui nécessiterait une définition préalable de la civilisation, il faut relever que la notion de “civilisation occidentale” engendre deux inconvénients majeurs : ou bien elle efface les données et les enjeux géopolitiques, ou bien elle se présente rétrospectivement comme le fondement du bloc formé par les Etats-Unis, leurs alliés et leurs clients, chargé de défendre les “valeurs” qui seraient communes à cet ensemble.

Dans les représentations courantes, la “civilisation occidentale” se limite à l’ouest du continent européen et à son prolongement nord-américain. La Russie et l’Empire ottoman se trouvent donc rejetés dans les ténèbres extérieures, alors que ces deux puissances sont depuis le XVe siècle parties prenantes dans les équilibres et les déséquilibres européens (4). Les Etats-Unis sont quant à eux considérés comme la puissance dominante et inspiratrice de l’Occident, au mépris des très fortes différences ou divergences de civilisation, de culture et d’intérêts entre les deux rives de l’Atlantique. Nietzsche disait que “L’Orient et l’Occident sont des cercles de craie que l’on dessine sous nos yeux pour berner notre pusillanimité” (5). C’est ce qu’il faut tenter de vérifier.

(à suivre)

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1/ Maurice Godelier, Quand l’Occident s’empare du monde (XVe-XXIe siècle), Peut-on alors se moderniser sans s’occidentaliser ? CNRS Éditions, juin 2023.

2/ Sur l’histoire du concept, voir l’étude de Claude Prudhomme, “Occident”, in Dictionnaire des concepts nomades en sciences humaines, sous la direction d’Olivier Christin, Editions Métailié, octobre 2010. On notera que la notion allemande d’Occident s’exprime par trois mots Western, Abendland, Oksident.

3/ Fernand Braudel, Grammaire des civilisations, Flammarion, 1993.

4/ Une puissance est européenne dès lors qu’elle participe au jeu diplomatique européen, quels que soient son mode de gouvernement et sa référence religieuse.

5/ La phrase est en exergue de l’étude précitée de Claude Prudhomme.

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