La bataille syndicale et politique provoquée cet été par la nomination de Geoffroy Lejeune à la tête de la rédaction du Journal du dimanche, a souligné le rôle majeur de la presse écrite dans la diffusion des idées. Elle incite à s’interroger sur le rôle idéologique que jouent les médias.

En avril 2008, lors de son 37ème congrès, la Nouvelle Action royaliste avait dénoncé l’emprise des groupes financiers sur la presse et proposé que les Sociétés de journalistes disposent d’un droit de veto sur la nomination du directeur de la rédaction…

Depuis quinze ans, la situation n’a fait qu’empirer. L’affaire Geoffroy Lejeune offre une illustration tristement exemplaire de l’emprise des financiers sur la presse. Licencié par le propriétaire de Valeurs actuelles, Geoffroy Lejeune a été imposé au Journal du dimanche par le propriétaire du titre, malgré l’opposition de la Société des journalistes du JDD, soutenue par les principaux syndicats de journalistes et par trente sociétés de journalistes. On a beaucoup glosé sur le parcours extrémiste de Geoffroy Lejeune, qui relève de la liberté d’opinion, alors qu’il faudrait mener campagne contre l’emprise du capital financier sur les médias, au mépris de la volonté, exprimée par le CNR puis par l’ordonnance du 26 août 1944, de protéger la presse “des concentrations excessives et des puissances d’argent”.

On ne saurait s’accommoder d’une telle emprise puisque les médias assurent la circulation des idées dans la nation (1). Plus précisément, ils exercent ou devraient exercer un rôle d’intermédiaires entre les centres de la création intellectuelle – les universités, les sociétés de pensée, divers auteurs indépendants, naguère les partis politiques – et les citoyens. Cette fonction médiatrice est contredite par la progression dans les médias d’une pensée unique qui provoque en réaction le fantasme d’une manipulation générale des esprits par les puissances de l’ombre.

Cette vision simpliste ne résiste pas à l’examen. Il existe bien une idéologie dominante, celle de l’intégration européenne et du marché mondialisé, mais la pensée unique n’a pas empêché l’émergence et le développement de grands débats qui soulignent depuis quarante ans la vitalité de la pensée française : confrontation entre les démocrates (communautaristes) et les républicains (unitaires et laïques), mise en question de l’identité nationale et répliques patriotiques national-républicaines, thématiques écologiques et controverses sur la croissance et la décroissance, débat sur la souveraineté qui n’a pas cessé depuis le référendum sur le traité de Maastricht. Sans oublier les virulentes polémiques entre les partisans du woke et leurs adversaires (2) …

Il faut aussi rappeler que l’idéologie dominante n’a pas empêché la montée en puissance de la contestation syndicale des réformes néo-libérale, depuis les grèves de 1995. La victoire du Non au référendum de juin 2005 a souligné l’ampleur de la résistance populaire à l’idéologie et aux préceptes dominants, que les manifestations de l’hiver et du printemps 2023 sont venues confirmer.

Nous savons bien que les mouvements de dénonciation du néolibéralisme et de révolte sociale ne peuvent trouver d’issue politique pour le moment, en raison de l’antagonisme irréductible des oppositions de droite et de gauche. Ce blocage assure la survie de la gouvernance oligarchique, qui a tout intérêt à favoriser l’emprise capitaliste sur la presse et l’édition parce qu’elle croit contrôler ainsi la circulation des idées.

Nous sommes entrés dans un système éditorial dominé par deux grands groupes : Hachette Livres contrôle Fayard, Grasset, Larousse etc. et Editis rassemble sous sa houlette Julliard, Bouquins, Plon… Ce duopole réalise à peu près la moitié du chiffre d’affaires de l’édition française et assure par ses filiales une part importante de la distribution du livre – sans cependant étouffer le réseau des petites maisons. La presse a subi le même processus de concentration : le groupe Dassault possède Le Figaro, Patrick Drahi a acheté Libération, L’Express, BFMTV, RMC, Martin Bouygues possède TF1 et LCI, Vincent Bolloré contrôle Europe 1 et CNews, Xavier Niel possède des parts dans le Groupe Le Monde et s’est offert plusieurs quotidiens régionaux, le Tchèque Daniel Kretinsky a acheté Marianne, Elle, Franc-Tireur… Cela avec l’indispensable concours des banques.

Les groupes industriels et financiers qui contrôlent une partie de la production et de la circulation des idées poursuivent tous le même objectif : atteindre la rentabilité maximale par le moyen d’une mise en spectacle généralisée des “produits” culturels. Dans l’édition, la course au best-seller s’est intensifiée. Dans les médias télévisés, le primat de l’émotion est devenu systématique. Il a assuré une promotion inouïe des attentats terroristes, comme nous l’avons maintes fois souligné. Dans l’ordinaire des jours, il conduit à privilégier le fait divers sanglant, les polémiques stériles et les scandales au mépris de l’information politique, sauf en cas de violences dans la rue. L’intellectuel médiatique, poussé à la caricature par Bernard-Henri Lévy, vient couronner ce traitement de l’information, par le spectacle qu’il donne. Le charlatan fait toujours recette mais son étoile pâlit depuis l’avènement de Cyril Hanouna qui atteint aujourd’hui un sommet, dans le mélange de l’information et du divertissement de dernière catégorie.

Le milieu intellectuel que forment les chercheurs, les enseignants, les écrivains et les journalistes a été profondément perturbé par l’emprise capitaliste sur les médias. La figure du grand écrivain engagé dans les débats du siècle s’est effacée à la fin du siècle dernier où brillèrent Bernanos, Mauriac, Malraux, Camus… Michel Houellebecq ne s’inscrit pas dans cette lignée puisqu’il joue pleinement le jeu de la société du spectacle comme il l’a montré en se mettant en scène dans une sextape puis lors du procès provoqué par cette séquence pornographique (3).

Le métier de journaliste a lui aussi subi les conséquences du culte de la rentabilité – d’ailleurs hautement problématique – et de l’organisation hiérarchique de la société médiatique.

Tout en haut, quelques commentateurs-vedettes qui passent de plateaux en salles de rédaction : Alain Duhamel est, depuis des décennies, le modèle du journaliste bien-pensant qui baigne dans l’oligarchie comme dans un élément naturel – tout comme Christophe Barbier et Nathalie Saint-Cricq. Dans la presse écrite comme dans l’audiovisuel public et privé, des cadres de tous niveaux assurent le fonctionnement des titres, des stations et des chaînes selon diverses orientations mais dans le respect des intérêts du propriétaire et selon une orthodoxie implicite qui n’est ni imposée, ni discutée puisque les réseaux de connivence maintiennent les acteurs du spectacle médiatique dans le cadre des convenances idéologiques.

Cette orthodoxie implicite est d’autant plus répandue que, tout en bas de l’échelle médiatique, la masse des journalistes est obligée de se conformer à l’opinion dominante. Normalisés par les écoles de journalisme, certains ont la chance d’avoir un CDI, d’autres l’attendent des années avec un CDD, et la majorité végète en vendant des articles payés à la pige ou en rédigeant des textes pour les bas-fonds de la société de communication, où l’on se contrefiche du droit du travail. Que l’on soit pigiste ou en CDD, nul n’a intérêt à sortir des schémas convenus car la menace du chômage est permanente. Ce consentement résigné à l’ordre des choses renforce le conformisme de l’ensemble. Malgré les efforts de certains syndicalistes, la lutte des classes dans les médias est d’une invisible violence.

Ce conformisme idéologique pèse d’autant plus sur la sélection des idées mises en circulation que les recettes de la sacro-sainte Communication privilégient les formats courts, les idées simples, les schémas manichéens. Les chercheurs qui sont mal-aimés dans l’édition en raison de leurs faibles tirages, sont de “mauvais clients” dans l’audiovisuel parce que leurs explications sont empreintes de prudence, soucieuses de nuances, respectueuses de la complexité des choses et des hommes. On leur préfère l’expert, vrai ou faux, qui connaît l’orthodoxie et la respecte pour être régulièrement invité et qui apporte en trois minutes les fameux éléments d’explication qui permettent d’affirmer que le sujet a été traité.

C’est ainsi que les médias de l’audiovisuel se présentent en modèles et en garants de la démocratie, tout en exerçant une censure de fait. Celle-ci porte sur la mise en question raisonnée de la construction européenne et de la monnaie unique. Nous constatons aussi le blocage de tout débat de fond sur certains enjeux de politique étrangère – naguère le conflit yougoslave, aujourd’hui la guerre russo-ukrainienne. La marginalisation du courant hétérodoxe en économie mériterait un article complet.

L’emprise croissante du capitalisme industriel et financier sur les médias et le verrouillage idéologique qui s’observe dans l’audiovisuel public et privé s’accompagne d’une constante augmentation du discrédit des journalistes et des organes de presse. Les sondages, dont les médias raffolent, signalent année après année cette perte de crédibilité qui s’accompagne d’une fuite devant les actualités anxiogènes – qu’il s’agisse des conflits armés ou du réchauffement climatique.

Fortement perturbée par les contraintes et les logiques que nous ne cessons de dénoncer, la circulation des idées parvient à se maintenir grâce à diverses chroniques dans la presse écrite, aux blogs, aux sites et aux chaînes créés par de nouveaux animateurs qui laissent place au débat. Nul n’ignore que les réseaux sociaux charrient le meilleur et le pire. Loin d’avoir remplacé les médias classiques, les meilleurs sites sont d’utiles relais pour les éditeurs, leurs auteurs et maints journalistes.

Dans ce système compliqué et prodigieusement élargi par Internet, le citoyen en quête de repères risque d’être découragé par le flot incessant de l’information et du divertissement.

L’une des tâches de Royaliste est de fournir des références en désignant les points solides du champ médiatique et en soulignant l’importance décisive de ce qui est hors champ pour la formation des idées. Ainsi les séminaires de recherche (Ecole des hautes études, Langues O’), les fondations (Res Publica, JeanJaurès), des revues telles que Le Temps des ruptures et La Revue des Deux Mondes. C’est dans ces lieux que nous avons toujours trouvé des preuves éclatantes de la vitalité de l’esprit français.

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1/ Pour une analyse complète, rigoureuse et nuancée, cf. Rémy Rieffel, L’emprise médiatique sur le débat d’idées, Trente années de vie intellectuelle (1989-2019), PUF, octobre 2022.

2/ On peut retrouver ces débats en consultant la collection de Royaliste sur le site Archives royalistes.

3/ Cf. l’article de Christian Salmon sur Slate, 20 février 2023.

Article publié dans le numéro 1262 de « Royaliste » – 22 septembre 2023

 

 

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