Dans ses excès et son défaut, la mémoire collective varie en fonction des peuples et des périodes, des personnalités et des enjeux du moment. La dialectique du passé et du présent trouve dans les relations internationales ample matière à réflexion.
Les Français accordent à leur mémoire historique une valeur beaucoup plus importante que leurs voisins. Cette particularité a retenu l’attention de Valérie-Barbara Rosoux (1), jeune universitaire belge, philosophe et politologue, qui travaille sur la mémoire et le temporalité.
Car la mémoire est le « présent du passé », selon la célèbre définition de Saint Augustin. Nous utilisons en effet, dans l’insaisissable moment présent, un passé que nous ne cessons de recomposer, et qui nous transforme autant que nous le transformons. La phrase paraît compliquée. Elle dit de manière très approximative ce que nous faisons dans ce journal que se nomme Royaliste, quant à l’histoire de notre tradition et quant au passé de la France, mais avec la prudence de ceux qui, justement, ont peu à peu pris conscience des usages de la mémoire et de ses manipulations par trop intéressées.
Les militants politiques de toutes obédiences doivent donc prendre le livre de Valérie-Barbara Rosoux comme un manuel de travaux pratiques qu’il faut connaître dans tous ses détails car tout mésusage de la mémoire peut conduire à des bains de sang répétés. Ainsi dans les Balkans, où notre universitaire montre comment un passé fantasmatiquement reconstitué a servi de détonateur à la guerre civile.
D’où la nécessité, impérieuse, de saisir aussi précisément que possible la dialectique du passé et du présent, dans les entrelacs de la mémoire collective. Car celle-ci n’est pas un conservatoire, mais un ensemble de connaissances et de représentations qui évoluent au fur et à mesure que se constitue et se reconstitue la mémoire historique, dans sa relation avec la « mémoire vive » des souvenirs personnels, vécus ou transmis.
Ce n’est pas tout. Il faut en effet prendre en compte la mémoire officielle – thème central du travail de Valérie-Barbara Rosoux – qui ne suffit certes pas à l’élaboration d’une mémoire collective mais qui joue un rôle certain dans le regard qu’un peuple porte sur lui-même (pensons aux discours et messages du général de Gaulle (2) et dans la dynamique des relations internationales.
Appuyée sur l’impressionnant corpus des propos officiellement tenus entre les chefs d’Etat français et allemands, de Charles de Gaulle à François Mitterrand, et entre les autorités françaises et algériennes depuis l’indépendance, notre examinatrice a choisi les points les plus douloureux du passé proche – tels qu’ils sont évoqués ou masqués par des personnalités qui ont été des acteurs ou des héritiers de l’histoire. Une histoire tragique, ce qui signifie qu’il y a des victimes et des bourreaux, avec, parfois, des rôles qui s’échangent…
Mais comment, et par qui, dépasser la réciprocité violente ? Valérie-Barbara Rosoux montre comment le général de Gaulle et Konrad Adenauer, puis François Mitterrand et Helmut Kohl, ont fait un usage constant et massif, volontaire et méthodiquement positif du passé commun, en vue de réconcilier « les gaulois et les germains » – alors que l’exploitation d’une mémoire victimaire, foyer de vengeance, était beaucoup plus facile qu’en Yougoslavie.
Au contraire, l’étude de l’échec de la réconciliation franco-algérienne nous permet de clairement distinguer deux modes d’oblitération du passé : la mémoire à vif peut accepter un oubli d’apaisement, qui prend la forme légale de l’amnistie, mais un peuple peut aussi chercher l’oubli d’évitement qui est lourd de nouveaux conflits.
Magistrale leçon, qui incite les tous les acteurs de la vie politique à transmettre du passé ce qui vaut pour l’avenir.
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(1) Valérie-Barbara Rosoux, Les usages de la mémoire dans les relations internationales, Le recours au passé dans la politique étrangère de la France à l’égard de l’Allemagne et de l’Algérie, de 1962 à nos jours, Bruylant, Bruxelles, 2001.
(2) cf. du même auteur La mémoire du général de Gaulle, Bruylant/L.G.D.J., 1998.
Article publié dans le numéro 769 de « Royaliste » – 2 avril 2001
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