Fréderic Kohn-Abrest, mon arrière-grand-oncle – par Mendo Henriques

Mai 31, 2024 | Billet invité

 

A l’occasion des élections européennes du 9 juin, et après avoir lu la stimulante déclaration de NAR j’aimerais bien laisser dans ce prestigieux blog de Bertrand Renouvin une évocation de mon arrière-grand-oncle, Fréderic Kohn-Abrest (1850-1893) distingué journaliste et chroniqueur littéraire, qui a vécu et s’est battu pour créer des ponts entre les Européens.judaïs

En 1850, le premier fils de Jacob Kohn et Sophie Altshul – mes arrière-arrière-grands-parents maternels – est né à Prague, et il s’appelait Friedrich. Son père était directeur d’usine. À l’âge de 10 ans, il accompagne ses parents qui s’établissent à Paris où il reçoit une éducation approfondie au lycée Bonaparte. Il découvre rapidement sa vocation de journaliste comme témoigne du siège de Paris en 1870 et deviendra correspondant de presse des quotidiens Le Siècle, Le Rappel et Le Temps – où il est collègue et ami de Victor Tissot – et L’Indépendance, de Bruxelles.

Doué d’une parfaite connaissance des langues allemande et française et d’un grand raffinement littéraire, il a laissé une œuvre très vaste, avec des centaines d’articles sur des mouvements, des épisodes et des personnalités des années 1870 à 1890: cf. aperçu en https://de.wikisource.org/wiki/Paul_d%E2%80%99Abrest. Dans les chroniques des quotidiens français ainsi que dans les revues culturelles viennoises Die Gegenwart, Der Salon, Die Gartenlaube, il fut à sa manière un témoin de la Belle Époque, pas seulement des lumières mais aussi des ombres, lui un fervent lecteur de La Comédie Humaine.

Mon arrière-grand-oncle maternel est né dans une famille où se répètent les noms d’Herminie, Mathilde et Frédéric, membres d’une bourgeoisie juive qui s’est incorporée à la culture autrichienne. Après la révolution de 1848, l’empereur François-Joseph proclame l’autonomie de la communauté juive de Vienne, qui jusqu’à à la débâcle provoquée par le nazisme en 1938, fleurit avec grands noms de la musique, peinture, littérature, philosophie, voire du commerce et du design, et que toute l’Europe honore : on n’a que l’ embarras de choisir les noms.

À partir de 1877, lorsqu’il obtint la nationalité française, mon arrière-grand-oncle commença à utiliser le pseudonyme de Paul d’Abrest ou Frédéric Kohn-Abrest. Le 25 novembre de la même année, il épouse Franziska (Fanny) Sulzer, de la communauté juive, la 16ème (!!) et dernière fille du encore plus célèbre professeur et compositeur Salomon Sulzer. Autrichien d’origine, juif de religion, citoyen français, c’est ainsi qu’il parle de lui-même, et son œuvre journalistique, littéraire et historiographique reflète ces multiples appartenances.

Outre les chroniques dont plusieurs recueils parurent sous forme de livre, il a fait métier d’historien, écrivant notamment Vienne sous François Joseph : 1848-1888 ; et Mémoires du comte de Beust, Ancien Chancelier de l’Empire d’Autriche-Hongrie. Cependant, de son œuvre vaste, je ne veux que souligner deux versants : celui de chroniqueur littéraire et celui de correspondant de guerre. Somme toute, ils révèlent son beau désir d’établir des ponts entre les Français, les Autrichiens et des nations émergentes.

Il a bel et bien été un promoteur germanophone de la littérature et des arts français, et un promoteur francophone du romantisme des peuples germaniques. Ç’était quand même un fier effort après 1870 et la Commune qu’il a décrit pour son public de Vienne ! En allemand il faisait l’éloge de Hugo, Balzac, Hector Malot et les Goncourt. Et, à l’inverse, son couronnement est d’avoir découvert les Mémoires inachevés d’Heinrich Heine et de les avoir rendus accessibles au monde littéraire. Il décrit sa difficile réussite, ainsi que les terribles pouvoirs de l’argent, dans un merveilleux texte aux accents balzaciens, Dans les Coulisses d’un livre (1884)

En tant que chroniqueur des guerres et de la belligérance européennes, Kohn-Abrest a satisfait aux besoins d’information de l’opinion publique. Correspondant crédité de la Russie et de la Roumanie, il nous a laissé des articles qui sont de véritables reportages sur les opérations militaires dont il a été témoin, notamment la guerre russo-turque de 1877-78 où les nations balkaniques émergentes  ont confronté l’Empire ottoman, « l’ homme malade d’Europe ». Il a bel et bien été reconnu aux côtés de journalistes tels que Januarius MacGahan, Archibald Forbes, Francis Millet – et du peintre José Luis Pellicer qui a fait son portrait. Ses dépêches pour les quotidiens de Paris et de Vienne seront publiées plus tard dans Guerre d’Orient. Campagne de 1877. Zig-Zags en Bulgarie (1879).

Après la guerre, à la demande du gouvernement français, il effectue une mission en Bosnie – qu’il décrit dans Un printemps en Bosnie (1887) – pour enquêter sur la situation dans ce pays. C’était une initiative de Foucher de Careil, l’ambassadeur de France et lui-même passionné du rapprochement européen.

Il mourut très jeune, à l’âge de 43 ans, le 25 juillet 1893, dans les thermes de Bad Vöslau, et il fut enterré dans la section juive du cimetière central de Vienne. D’une certaine façon, il est décédé à temps, lui qui avait traversé toute l’Europe dont il connaissait lumières et ombres, et les idéalismes romantiques de plus en plus touchés par la décadence de la Belle Époque. En 1894, débute à Paris l’affreux procès Dreyfus qui divise la France et symbolise l’injustice et l’antisémitisme. La formidable campagne menée par Mathieu Dreyfus, Charles Péguy et Zola a corrigé l’erreur judiciaire mais le mal était répandu. Mon arrière-grand-oncle serait certainement enthousiaste à l’idée de réhabiliter quelqu’un qui, comme lui, avait fait son choix entre le bon grain et les mauvaises herbes de l’Europe.

Mendo HENRIQUES

Professeur de la Faculté des sciences humaines de l’Université catholique de Lisbonne,

Partagez

0 commentaires