On croit que les intellectuels en général, les romanciers en particulier, vivent d’écriture et d’eau fraîche dans le ciel des idées pures – là où il n’y a ni factures d’électricité, ni visites d’huissiers.

Les philosophes cultivent les idées abstraites. Les romanciers sont coupés des réalités du terrain, là où sont les vraies gens. Lire et écrire, ce n’est pas vraiment travailler…

Douce et glorieuse vie des « intellectuels en chaise longue »…

Par association de clichés, on croit que l’Ecrivain est un être détaché des problèmes matériels, étranger aux biens de ce monde. S’il vit dans une soupente glaciale, avec un quignon de pain, c’est qu’il est en attente d’être reconnu comme génie de la littérature mondiale. Nous verserons des larmes sur la jeunesse bohême du grand homme lorsque, enterré avec les honneurs de l’Académie française, un biographe éminent (genre Lacouture) narrera les années difficiles en un chapitre frémissant.

A partir de détails véridiques, des hasards heureux (le Goncourt) et du spectacle médiatique, on compose une image totalement fausse des écrivains, que les membres de cette étrange corporation exploitable à merci ne peuvent pas changer parce qu’ils ne veulent pas avouer que leur existence est misérable quand ils vivent seulement de leur plume.

Suzanne Bernard est l’exception qui justifie la règle. Elle est connue : une quinzaine d’ouvrages publiés, traduits, réédités. Elle n’est pas reconnue : on ne la voit pas à la télévision, elle n’a pas retenu l’attendu du Monde… Aurait-elle péché contre l’esprit du temps ? Au contraire, elle était dans la norme : militante maoïste, partie travailler en Chine, elle avait vraiment tout pour plaire. Mais, revenue en France, elle a choisi de consacrer sa vie à l’écriture, sans jamais faire la moindre concession. La preuve, c’est le récit (1), sans fioritures ni larmoiement, qu’elle consacre à ses conditions de travail et de vie.

Les professeurs de réalisme y apprendront que l’écrivain, à la différence des énarques, des conseillers en communication et des moralistes du Monde, est quelqu’un qui connaît, au centime près, le prix des choses les plus humbles : un crayon à bille, un flacon de poivre, une douzaine d’oeufs. Ce pur esprit parle avec une compétence de technocrate des retenues CSG, de la TVA, et des AGESSA. Individu libre opérant sur le marché du livre, il connaît par cœur le contrat-type d’édition, garde en mémoire le montant de ses à-valoir successifs et sourit tristement lorsqu’on vante son mépris de l’argent. Juriste formé sur le tas, il connaît les finesses du droit bancaire (quand elles concernent les chèques sans provision…) et les étapes d’une procédure de saisie. Il sait qu’il faut « manger pour vivre… » mais apprend très vite qu’on se trouve aux limites de la survie lorsqu’on dispose en moyenne de 35 F. par jour pour renouveler sa force de travail.

Suzanne Bernard évoque avec pudeur la faim et les soirs de bombance qui marquent la réception d’un chèque ou la vente, pour la belle somme de cent quatre-vingt six francs et quarante centimes, d’un demi-napoléon usé. Elle parle du froid comme seuls peuvent en parler ceux qui ont été saisi par lui – car « le Froid n’est pas une chose, c’est un être ». Elle dit l’hypocrisie des éditeurs, la lâcheté des directeurs de collection, les aberrations de la production littéraire, l’exploitation du prolétariat intellectuel. Ah ! cette invisible main qui fait que les ventes de votre livre s’arrêtent juste au moment où votre compte allait devenir créditeur ! Vous connaîtrez les vrais chiffres et les vrais tirages – ceux que les écrivains pauvres et mal traités ne donnent pas parce qu’ils ont honte de leur misère et parce qu’on leur reproche de n’avoir pas su « se vendre ».

Il a fallu un grand courage à Suzanne Berger pour dire tout cela et beaucoup de talent pour éviter tout ce qui pourrait ressembler à de l’apitoiement. Talent « naturel » en quelque sorte car il se confond avec le bonheur d’écrire, avec la joie de rencontrer un éditeur qui croit en son métier et quelques critiques qui lisent les livres qui leurs sont confiés.

Suzanne Bernard est une femme libre qui sait le prix de la liberté.

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(1) Suzanne Bernard, Chair à papier, Le Temps des Cerises, 2003.

Article publié dans le numéro 811 de « Royaliste » – 2003

 

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