A la suite de leurs défaites électorales, les monarchistes s’effacent devant les républicanistes (1). Devenus deviennent majoritaires à la Chambre des députés, ceux-ci acceptent non sans réticences le régime parlementaire et reçoivent en héritage un pouvoir exécutif conçu par les monarchistes et pour une monarchie royale et parlementaire. S’ils remportent la victoire à l’issue de la crise ouverte par Mac-Mahon le 16 mai 1877 en portant Jules Grévy à la présidence de la République, les partis républicanistes doivent affronter la question du gouvernement, à laquelle ils ne sont pas préparés tandis que leurs chefs – Léon Gambetta puis Jules Ferry – subissent les effets de la traditionnelle détestation du “pouvoir personnel”. D’où des difficultés croissantes, qui ne doivent pas faire oublier les beaux jours du parlementarisme.

La République du Parlement

Avec Gambetta, le républicanisme cherche à résoudre le problème de l’Exécutif d’une manière qui nous est devenue familière : il faut que le parti républicain soit majoritaire dans le pays et à l’Assemblée afin que le gouvernement constitué par les hommes du parti corresponde effectivement à la volonté du peuple souverain. Le parti doit devenir le tout, non par ambition totalisante mais par l’heureux effet d’une politique de rassemblement assurant l’unité nationale – et disqualifiant du coup la monarchie.

Ce projet était bien raisonné et raisonnable. Il a cependant échoué en raison des divisions du républicanisme entre modérés, radicaux et socialistes, puis par l’irruption du boulangisme et par les fractures provoquées par l’affaire Dreyfus. Après Gambetta, Jules Ferry qui est partisan d’un parlementarisme à l’anglaise s’efforce de rassembler une majorité capable d’appuyer et de contrôler “un gouvernement qui gouverne” dans la durée. Renversé en 1885, Ferry est le premier d’une longue lignée de modérés qui, de Waldeck-Rousseau à Paul Reynaud en passant par Poincaré, font valoir la nécessité d’une politique gouvernementale au rebours de la pure tradition républicaniste que le Parti Radical défend lorsqu’il demande la suppression du président de la République et du Sénat. Partisan du régime parlementaire, Jean Jaurès souhaite quant à lui articuler le parti socialiste, la majorité parlementaire et un pouvoir exécutif chargé d’une simple tâche de coordination.

En 1914, force est de constater que les grands hommes de la République républicaine ont échoué dans leurs tentatives pour constituer le gouvernement de l’unité nationale et de la stabilité institutionnelle. Cependant, on voit se développer dans la première période de la IIIe République un travail parlementaire très productif. Nicolas Roussellier montre que “toutes les grandes réformes républicaines des années 1880 aux années 1920 ont été conçues, étudiées, discutées et votées, dans la plus grande mesure du possible, grâce au travail des assemblées parlementaires et non pas imposées par le gouvernement”.

Ainsi, la loi de Séparation de 1905 n’est pas l’œuvre du gouvernement Combes, qui veut conserver l’arme du Concordat pour contrôler les organisations catholiques, mais celle des parlementaires qui rédigent, débattent, amendent et votent le texte de loi au terme du remarquable travail accompli par la commission dont Aristide Briand est le rapporteur.

Avant la Première Guerre mondiale, la fabrique de la loi par la nation assemblée en son Parlement semble réaliser cette République vraiment républicaine, hors de toute monarchie, auxquelles des générations militantes aspiraient depuis 1792. C’était compter sans le travail de la raison juridique et sans le mouvement de l’histoire.

Dans le cas de la loi de Séparation, le gouvernement n’est pas l’instance chargée d’appliquer la volonté du législateur : il lui faut mobiliser le pouvoir de l’Etat pour affronter le Saint-Siège et la résistance catholique lors des Inventaires, tout en imaginant les solutions pratiques qui ont permis l’application effective de la loi. Au terme d’une analyse fouillée de la loi de 1905, Nicolas Roussellier peut conclure que la République parlementaire est très éloignée de la théorie de la souveraineté nationale : “Plus qu’un commandement, la loi est un cadre à l’intérieur duquel le pouvoir exécutif intervient d’une manière active plutôt que passive, et où il apporte sa propre volonté et ses propres solutions. C’est donc à partir de la loi et non contre la loi que le pouvoir exécutif moderne a pu recommencer à déployer sa force et réussir en l’occurrence l’une des plus grandes réformes de l’ère républicaine. Si le pouvoir exécutif ne réussit toujours pas à gouverner la vie des assemblées (faute de majorité disciplinée), il est au moins amené de plus en plus à gouverner le devenir administratif des lois. Ce qui revient, d’une certaine manière, à pouvoir gouverner la loi elle-même”.

Sous la IIIe puis sous la IVe République, l’instabilité ministérielle est compensée dans une certaine mesure par un renforcement du pouvoir exécutif qui procède de la dialectique entre le pouvoir civil et le pouvoir militaire, du développement du droit administratif, de la montée en puissance de la présidence du Conseil et de la réaffirmation du rôle du président de la République.

Le civil et le militaire

Quant aux relations du gouvernement avec l’Armée, ce sont les monarchistes qui posent correctement le problème : le législateur est dans la délibération alors que l’Armée implique une structure de commandement. Il faut donc que le Militaire relève de l’Exécutif et c’est selon ce principe que les monarchistes défendent avec succès les attributions militaires du président de la République, chef des Armées. Partisans de la “nation armée” sous la forme de milices populaires, les républicanistes, qui n’ont pas pu redresser la situation militaire après Sedan, se rallient au point de vue des monarchistes et acceptent que l’Armée soit une institution spéciale qui dispose d’ailleurs d’un large pouvoir de type réglementaire et qui va se réorganiser dans la perspective d’une guerre de revanche avec l’Allemagne.

Pendant la Première Guerre mondiale, on voit le Haut commandement exercer une véritable dictature sous l’égide du général Joffre mais l’échec de l’offensive à tout prix conduit à partir de 1915 à une progressive reprise en main de la conduite de la guerre par le pouvoir exécutif. Le président de la République, Raymond Poincaré, le gouvernement formé par Aristide Briand en octobre 1915 dans lequel le général Galliéni est ministre de la Guerre, puis Georges Clemenceau, président du Conseil et ministre de la Guerre à partir de novembre 1917, nomment successivement les nouveaux chefs militaires et conduisent les opérations militaires et la mobilisation économique par le moyen d’un pouvoir exécutif qui conserve après la victoire sa constitution politico-militaire.

Naissance du droit administratif

Alors que le vieux “parti républicain” souhaitait la suppression du régime administratif, ses héritiers l’acceptent après 1877 et laissent se développer un pouvoir réglementaire qui s’appuie sur un droit spécifique. Ce droit contraint l’administration à respecter la légalité par le moyen de juridictions administratives – les Tribunaux administratifs et le Conseil d’Etat – et ce nouvel ordre juridique assure tout à la fois l’autonomie de la puissance publique et la protection des administrés contre les excès de pouvoir de l’administration. C’est une Assemblée nationale à majorité monarchiste qui vote la loi du 24 mai 1872 conférant au Conseil d’Etat, conseil du gouvernement, la pleine souveraineté des décisions qu’il prend au contentieux à la suite d’une évolution amorcée sous la monarchie de Juillet.

Le droit administratif est l’œuvre conjointe de la jurisprudence du Conseil d’Etat et des travaux d’éminents juristes, Maurice Hauriou et Léon Duguit, qui mènent jusqu’à la fin des années vingt de stimulantes controverses (2). Une Constitution administrative s’ajoute à la Constitution politique et vient l’étayer.

La fonction gouvernementale

D’abord considéré comme un organe d’exécution, le gouvernement gagne en puissance dans l’entre-deux-guerres. Engagée par Alexandre Ribot et Paul Painlevé en 1917, puis par Georges Clemenceau, la réforme gouvernementale se traduit d’abord par une rationalisation des méthodes de travail de la présidence du Conseil. En 1935, Pierre-Etienne Flandin, chef de l’Alliance démocratique, crée le Secrétariat général de la présidence du Conseil et s’installe à l’Hôtel Matignon. L’année suivante, Léon Blum renforce les services de Matignon et la présidence du Conseil devient le centre d’impulsion et de coordination de la politique menée par le Front populaire. Ce modèle de gouvernement organisé sera repris après la Libération.

La fonction présidentielle 

L’image du président de la République réduit à un rôle de potiche sous la IIIe et la IVe République est un cliché trompeur. Là encore, les adversaires du “pouvoir personnel” sont dépassés par les événements qui expriment la nécessité, vécue comme telle par le peuple français, d’une autorité symbolique. L’élection qui porte Raymond Poincaré à l’Elysée en janvier 1913, contre la volonté des groupes républicanistes, est accueillie avec faveur dans l’opinion publique et les voyages des présidents de la République sont, dès avant Poincaré et avec lui, l’occasion de grands rassemblements qui prendront après la guerre, avec Alexandre Millerand, une tournure politique. “…avec l’activisme des Présidents successifs, écrit Nicolas Roussellier, le pouvoir exécutif a réussi là où le régime républicain et parlementaire a échoué : faire aimer le régime, lui donner une figure identifiable. Dans le registre de la représentation, le pouvoir exécutif a donc obtenu depuis les années 1890 et 1900 une sorte de revanche sur sa défaite politique et institutionnelle des années 1870 et 1880. Avec les présidents-voyageurs, le pouvoir exécutif innove, expérimente, acquiert un savoir et une dimension que, dans le même temps, le pouvoir législatif – le “gouvernement parlementaire” – ne réussit pas à assumer ni même à approcher”.

Dès avant 1958, la tradition républicaniste a été intégrée et résorbée dans la République française qui a retrouvé ses fondements monarchiques et les a renforcés pour mieux affronter les épreuves de l’histoire. Longuement étudiée par Nicolas Roussellier, la Ve République gaullienne fut un accomplissement qui permit d’accorder, dans la Constitution politique, la Constitution administrative de la nation et la Constitution sociale dans le cadre d’un régime parlementaire rationalisé et stabilisé par le fait majoritaire sous l’égide d’une présidence légitimée par l’élection au suffrage universel (3). Accomplissement fragile, dont il faut parler au passé, puisque les institutions de la Ve République ont été subverties par les diverses fractions de l’oligarchie.

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(1) Cf. l’analyse, amorcée dans ma chronique 158, de l’ouvrage de Nicolas Roussellier, La force de gouverner, Le pouvoir exécutif en France, XIXe-XXIe siècle, Gallimard, 2015.

(2) Cf. Jean-Michel Blanquer, Marc Milet, L’invention de l’Etat, Léon Duguit, Maurice Hauriou et la naissance du droit public moderne, Odile Jacob, 2015. https://bertrand-renouvin.fr/le-droit-en-letat-leon-duguit-et-maurice-hauriou/

(3) Cf. mon compte-rendu du colloque organisé en 2018 par la Fondation Charles de Gaulle pour le soixantième anniversaire de la Constitution :https://bertrand-renouvin.fr/les-soixante-ans-de-la-cinquieme/

 

 

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