Economiste, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales et à l’université de Moscou, Jacques Sapir nous explique les conséquences désastreuses engendrées par le libre-échange et par la globalisation financière. Annoncée dans le dernier livre que notre invité a publié, la démondialisation en cours alimente déjà le débat politique sur un point capital : le rôle décisif des États nationaux.

Royaliste : Mondialisation – démondialisation : vous abordez là un très vaste sujet !

Jacques Sapir : C’est vrai, mais je me suis fixé des limites. Je n’évoque pas un certain nombre de questions importantes, parce que je n’en suis pas spécialiste : l’information, la circulation des courants d’idées, le sport. Je me suis recentré sur ce que je connais le mieux en tant qu’économiste : la question de la globalisation marchande – donc le problème du libre-échange -, et la globalisation financière qui a été le moteur de la nouvelle mondialisation et qui a montré très nettement ses limites en 2007-2008.

Ces deux processus sont liés : la mondialisation marchande ne se serait pas développée sans la mondialisation financière ; mais cette mondialisation financière trouve un nouvel aliment dans la mondialisation marchande. Cependant, pour la clarté de l’analyse, il me faut distinguer les deux aspects de la mondialisation.

Royaliste : Est-ce la première mondialisation marchande que nous connaissons ?

Jacques Sapir : Nous avons déjà connu une mondialisation marchande avant la guerre de 1914-1918. Il y a eu aussi une mondialisation vers la fin du XVIIIe siècle, mais dans une moindre mesure car il subsistait des privilèges coloniaux et des droits de douane importants. Nous avons aussi connu des mondialisations locales, lorsque des économies qui sont assez différentes sont brutalement mises en connexion : par exemple les premiers contrats d’échanges préférentiels entre l’Occident et l’Orient musulman, qui datent de Frédéric Barberousse.

Il y a donc régulièrement des phénomènes de mondialisation – mais il y a aussi des phénomènes de démondialisation dans lesquels on voit toujours apparaître de nouveaux acteurs. En règle générale, ces phénomènes ont lieu dans un contexte de changement du principal rapport des forces car la mondialisation est toujours portée par une puissance dominante. Or nous constatons aujourd’hui que les États-Unis, qui avaient porté la mondialisation à la fin du XXe siècle, voient leur puissance hégémonique remise en cause depuis 1997- 1998. La mondialisation est en train de mourir : j’en vois pour preuve les blocages que connaît l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) et les mesures protectionnistes qui sont prises par un nombre croissant de pays, soit ouvertement, soit en pratiquant une protection par les normes. Le Japon, par exemple, est un marché qui reste fermé.

Royaliste : Qu’est-ce qui a justifié la mondialisation ?

Jacques Sapir : Il y a deux interprétations, opposées mais qui ne sont pas nécessairement contradictoires. Première explication : la mondialisation a été justifiée au nom des économies d’échelle et il est vrai que c’est important pour de petits pays : Nokia n’aurait pas pu se développer sur le seul marché finlandais : il lui fallait un accès au marché européen et au marché mondial. L’industrie ne connaît pas nécessairement des rendements décroissants comme le prétend la théorie économique.

Mais il y a une deuxième explication, qui est donnée dans les milieux gouvernementaux et dans le cercle des organisations internationales. L’ouverture des frontières a été conçue d’emblée pour faire pression sur les compromis sociaux qui avaient été réalisés dans chaque pays. Dans le cas de la France, c’est dit de façon très crue par de nombreux hauts fonctionnaires qui ont été membres de cabinets ministériels dans les années soixante-dix. Ils considéraient qu’à la suite de Mai 1968, on était arrivé à un compromis social qui ne leur paraissait pas soutenable. Il fallait donc instituer une nouvelle contrainte qui serait hors d’accès du politique, qui pourrait être présentée aux personnes subissant cette contrainte comme un phénomène naturel : c’est la contrainte extérieure.

Ces deux explications ne sont pas contradictoires : si la remise en cause des compromis sociaux est indiscutable, l’existence de rendements décroissants dans l’industrie est elle aussi indiscutable. Il faut donc comprendre comment les deux phénomènes s’articulent.

Royaliste : Au profit de qui cette mondialisation s’est-elle faite ?

Jacques Sapir : Nous avons aujourd’hui un discours bien rôdé qui explique aux travailleurs des pays développés que la mondialisation s’est faite en faveur des pays du tiers-monde. En fait, la mondialisation a appauvri les pauvres dans les pays développés et elle a enrichi les riches dans les pays pauvres. Mais attention !

Plus précisément, quand on regarde qui profite réellement de la mondialisation, on s’aperçoit que ce n’est pas le tiers-monde dans sa définition habituelle. Si on retire la Chine du bloc qu’on appelle le tiers-monde, les pays qui restent dans ce bloc monde ont une balance par rapport aux avantages et inconvénients de la mondialisation qui est négative. Dans les pays riches, la globalisation marchande s’est accompagnée d’une torsion très importante dans la répartition des richesses, selon l’objectif de remise en cause des compromis sociaux.

Le cas des États-Unis est tout à fait exemplaire. Au milieu des années soixante-dix, la répartition des richesses se situait dans la moyenne des pays européens. C’était le produit du New Deal, renforcé de l’économie de guerre, de la poursuite de ces politiques après 1945, auxquelles il faut ajouter la politique de Grande société : on oublie trop souvent cette politique menée par le président Johnson qui avait mis en place l’équivalent d’un système social-démocrate aux États-Unis.

À partir de l’élection de Reagan en 1980, la part du 1 % des plus riches augmente considérablement et aujourd’hui les États-Unis en sont revenus, sur ce plan, à la situation de 1929. Nous constatons la même évolution en Angleterre et, avec un léger retard, en Allemagne.

Royaliste : Et la France ?

Jacques Sapir : C’est en France que les compromis sociaux des années soixante et du début des années soixante-dix ont présenté la plus grande résistance. Néanmoins, on s’aperçoit avec le recul que toute une série d’étapes marque leur démantèlement.

La première étape, c’est le premier septennat de François Mitterrand. En effet, de 1983 à 1987, nous voyons que la part des salaires dans la valeur ajoutée baisse de 5 % – c’est d’ailleurs la même chose aux États-Unis. Et c’est à travers la contrainte extérieure, à travers la contrainte européenne, que se joue ce premier retournement.

Le deuxième retournement, c’est le décrochage entre les gains de productivité et les gains salariaux. On le constate dans tous les pays. Les économistes avaient montré qu’il existait une règle d’or pour éviter de connaître à nouveau les crises de surproduction et les crises de sous-consommation – ce qui est la même chose. Cette règle d’or, c’était que les salaires devaient progresser au même rythme que la productivité, sous réserve qu’il n’y ait pas de fortes différences entre les gains de productivité dans l’industrie et ces gains dans le reste de l’économie.

Or, en France notamment, nous voyons s’ouvrir un écart entre la croissance des gains de la productivité qui est très forte dans notre pays (en moyenne 3 à 3,5 % par an, sur trente ans), plus forte que celle de l’Allemagne, alors que les salaires n’ont pas suivi. Certes, le salaire moyen augmente, mais le salaire médian est resté constant depuis 1999 : ce paradoxe s’explique par le fait que ce sont les hauts salaires qui augmentent, surtout dans le secteur financier, dans la communication – ils augmentent d’autant plus que des revenus non salariaux ont été incorporés dans les salaires. Les primes et les bonus sont considérés comme des compléments de salaires, non comme des revenus d’activité individuelle, autrement dit des profits, ce qui explique l’augmentation du salaire moyen. Quant au 1 % des revenus les plus élevés, il augmente très fortement depuis plusieurs années.

Ceux qui gagnent, ce sont les pays riches et non pas les pays du tiers-monde.

Royaliste : Nous en venons donc à la globalisation financière…

Jacques Sapir : L’histoire de cette forme de globalisation est nouvelle : elle est née avec la fin du système de Bretton Woods entre 1971 et 1973. Ce système avait été imposé par les États-Unis après la guerre, contre l’avis de Keynes. Cependant, il avait été mis entre parenthèses jusqu’à 1957- 1958 avec l’Union européenne des paiements. L’Amérique latine n’a pas été intégrée à ce système, ni l’Afrique. C’est avec la dissolution de l’Union européenne des paiements que le système a été appliqué – en montrant très vite ses limites. Souvenez-vous de la position française fin 1963 et début 1964 : nous refusions que ce système serve à financer le déficit américain ; nous demandions la création d’une caisse de stabilisation des prix des matières premières car c’est la clé du développement des pays du tiers monde. De fait l’ampleur du déficit américain a amené les Etats-Unis à faire défaut sur leur dette avec la dévaluation du dollar en 1971 puis la répudiation de tout lien avec l’or en 1973.

Le problème, c’est que l’éclatement du système de Bretton Woods empêche les États d’ajuster leurs taux de change. Le retour à des convertibilités non gérées engendre l’apparition des premiers produits dérivés. Aujourd’hui, les États sont contraints par la situation de leurs systèmes bancaires. Ils doivent injecter de la liquidité, ce que font les Etats-Unis depuis trois ans, et manipuler les taux d’intérêt.

Dans les années quatre-vingt cette manipulation a provoqué de sérieux dégâts aux Etats-Unis. La forte hausse de taux a ainsi plongé l’Amérique latine dans une crise de la dette. Ce petit épisode réellement monétariste entre 1982 et 1985 ou les États-Unis ont voulu contrôler la masse monétaire à travers les réserves obligatoires, a fait monter les taux d’intérêts au plafond. Le dollar s’est massivement apprécié ce qui a provoqué une crise aux États-Unis ; en même temps, cette hausse des taux d’intérêts a eu des effets dévastateurs sur tous les taux liés aux taux américains. Ce qui a provoqué la crise de la dette en Amérique latine, ce qui va obliger les États-Unis à consolider la dette – les bonds Brady. Cet épisode les a dégoûtés pour longtemps du monétarisme. La leçon n’a pas été entendue en Europe…

Royaliste : Comment analyser la crise actuelle ?

Jacques Sapir : C’est une crise financière dans son court terme ou plus exactement c’est une crise de liquidités sur les marchés interbancaires. Cette crise de liquidités a été créée par une méfiance justifiée entre les banques. La stabilisation des banques a coûté 1 400 milliards de dollars alors que l’État aurait pu racheter les crédits hypothécaires et demander un loyer aux personnes en difficulté, qui auraient conservé leur maison. Mais les républicains ne l’ont pas voulu pour des raisons idéologiques alors que l’opération n’aurait pas coûté plus de 300 milliards de dollars.

Cette crise de liquidités est donc provoquée par des doutes sur les actifs des banques, qui renvoient à des doutes sur la solvabilité des ménages – l’endettement des ménages étant la conséquence, laquelle renvoie au mode de développement de l’économie que nous connaissons depuis 20 ans. Il s’agit bien d’une crise de la mondialisation. Face à celle-ci, le blocage n’est pas technique : il tient aux volontés politiques contradictoires qui sont affirmées et qui empêchent les solutions concertées.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 994 de « Royaliste » – 20 juin 2011.

Jacques Sapir, La démondialisation, Économie humaine, Seuil, 2011.

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