Mystique et politique gaulliennes -Chronique 224

Oct 17, 2024 | Res Publica

 

 

La mystique gaullienne ne doit rien aux formes effervescentes des religiosités antiques et modernes. Elle procède de Bergson (1) et de  Péguy (2), qui récusait tout à la fois le vertueux isolement dans la pureté morale et les calculs rentables de la politique politicienne. La politique ne s’oppose pas fatalement à la mystique. Elle doit au contraire en procéder, dans la fidélité aux principes fondateurs et à l’Histoire qui les a forgés. La mystique républicaine selon Péguy accueille et intègre toute l’histoire de France. Elle doit en préserver le mouvement essentiel lorsque la patrie est menacée. Telle est bien l’ambition gaullienne, qui ne se situe pas dans les limites de la simple raison mais qui s’accomplit selon une compréhension intuitive de la durée. Cette manière de se situer dans la temporalité vient transcender une relation à l’histoire de la patrie et au cours de l’histoire mondiale fondée sur des connaissances attestées – comme en témoigne La France et son armée. C’est cet alliage de l’intuitif et de la connaissance raisonnée qui permet de saisir la portée des événements pour tenter de les orienter. Le Général peut être regardé comme un prophète armé si l’on prend soin de bien définir la fonction prophétique.

A l’opposé du prophétisme fanatique dont nous avons aujourd’hui maintes  illustrations sanglantes, De Gaulle n’est pas de ceux qui prédisent l’avenir, selon une connaissance totale du plan divin dans son déroulement et ses ultimes aboutissements. Pour lui, l’Histoire est un anti-destin, une durée créatrice d’événements extra-ordinaires qui engendre incertitudes et anxiété. Il est prophète dans la ligne hébraïque : le nabi est un homme qui n’a pas pour mission principale de prédire mais de dire selon la loi divine, d’appeler au respect de la loi les rois et les prêtres qui se détournent de l’Alliance (3). La fonction royale n’est jamais un absolu. Le roi peut être un prophète, qui porte la loi et la parole dans la fidélité à l’Alliance pour que le peuple puisse tracer son chemin dans l’histoire, mais il peut aussi être un serviteur dévoyé. Il appartient alors au prophète de s’opposer à ce dévoiement et, pour éviter le chaos, de rassembler le peuple en vue du rétablissement des institutions. Bien entendu, De Gaulle ne parle pas au nom de Dieu mais selon l’histoire et, j’y reviendrai, selon la loi morale fondée sur le judaïsme et le christianisme. Il est d’ailleurs possible d’esquisser une comparaison entre le Général et Léon Trotski. Le  prophète désarmé (4) s’engage dans une lutte impitoyable selon une conception de l’histoire dont on a pu mesurer par la suite la fausseté, fait une révolution et gagne la guerre civile à la tête de l’Armée rouge mais perd le pouvoir faute d’avoir compris ses enjeux immédiats et sa dimension symbolique. A l’opposé, De Gaulle, sous les apparences de l’officier noble, catholique et réactionnaire, rétablit un pouvoir et une autorité politiques sans s’appuyer sur un parti et s’inspire de l’évolution créatrice pour lancer une révolution permanente qui n’est pas inscrite au catalogue de la gauche révolutionnaire du siècle dernier.

La révolution gaullienne est une ressaisie de l’histoire millénaire, une rupture, en 1940, avec un ordre perverti, une préservation des principes constitutifs de la nation et de la légalité républicaine et une œuvre de rénovation, en 1944-1945, en 1958-1959 et en 1969, qui doit s’accomplir par le moyen de l’Etat, dès lors qu’il est conduit par une autorité légitime. Conduire une entreprise de cette ampleur implique, pour le chef de l’Etat, un plan longuement mûri, un engagement résolu, une attention de tous les instants où l’anxiété annule tout sentiment de satisfaction car  “l’ordinaire n’est qu’une forme atténuée de l’extraordinaire” selon la formule d’Arnaud Teyssier. En ce sens, la pensée gaullienne est une pensée de l’incertitude mais celle-ci, aussi anxiogène soit-elle, n’est jamais envahissante au point de paralyser l’action car elle est transcendée par la politique de la grandeur.

Arnaud Teyssier récuse les innombrables dissertations et moqueries sur la grandeur gaullienne, confondue avec la psychologie d’un homme qui aurait été un monstre d’orgueil, un menteur mythomaniaque en proie à la démesure. La grandeur gaullienne n’est pas un fantasme mais une politique, étrangère à la volonté de puissance. La France a un devoir de grandeur, qui lui commande d’être fidèle à son histoire et à sa culture. Cela suppose un immense effort collectif, qui a pour premier mérite de rassembler les Français autour d’une ambition commune et pour second avantage d’assurer le rang de la France dans le monde. Dans cet effort, le chef de l’Etat doit être exemplaire et le Général a montré pendant la guerre qu’il était possible de défendre la France malgré la faiblesse matérielle de la France libre – une faiblesse qui impliquait le refus de toute concession aux puissants alliés anglais et américain. On sait que l’extrême rigueur maintenue en position de faiblesse est devenue une force grandissante que les Alliés ont dû peu à peu accepter puis reconnaître et qui permit à la France de compter parmi les vainqueurs de l’Allemagne.

(à suivre)

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1/ Cf. François Azouvi, La gloire de Bergson, Essai sur le magistère philosophique, Gallimard, 2007. L’auteur cite (p.211) Edouard Berth, le plus proche disciple de Georges Sorel, qui écrivait que Bergson a, comme Pascal, substitué une “inquiétude de vie” à une “assurance de facile intelligibilité” et montré que “le monde est un phénomène mystique, que nous sommes impliqués dans une action qui nous dépasse et que le drame, dont nous sommes un instant les acteurs, se développe sur une scène à la fois si grandiose, si terrible et si magnifique, que nous ne pouvons que par lueurs, par les ressources d’une intuition, comme dit M. Bergson, évanouissante, en pressentir et en deviner l’élan vertigineux et la sublime grandeur”.

2/ Arnaud Teyssier, Charles de Gaulle, L’angoisse et la grandeur, Perrin, 2024, page 219-220. Voir aussi, du même auteur : Charles Péguy, Une humanité française, Perrin, 2008.

3/ Cf. Raphaël Draï, La communication prophétique, Le Dieu caché et sa révélation, Fayard, 1990.

4/ Isaac Deutscher, Trotski, Le prophète désarmé, 1921-1929, éd. Omnibus, 1996.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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