Au XVIIIème siècle, une partie de la noblesse ne croit plus en elle-même. Elle tend à déserter le service de l’Etat et ne croit plus en son « honneur ». La sanction sera rude, avant la renaissance bonapartiste.
De la noblesse d’Ancien Régime, on garde le souvenir, cinéma aidant, d’un groupe compact rassemblé autour de la monarchie. Il n’en est rien. Dans la société d’ordres, les nobles sont membres d’un corps éclaté où l’on trouve des riches et des pauvres, des paysans et des courtisans, des soldats et des légistes. Ce corps a subi les divisions sanglantes du XVIème siècle avant de plier devant l’autorité restaurée de l’Etat. Pour éviter le retour d’une Fronde, Louis XIV domestique les grands seigneurs et gouverne la France avec des gens de petite noblesse et des roturiers.
D’où l’accusation de despotisme lancée par Fénelon et par Saint Simon qui parient avec quelques autres sur le duc de Bourgogne, alors Dauphin. Fénelon envisageait même d’abandonner des territoires et des places fortes conquises à l’Est pour briser la politique de puissance et s’en tenir au gouvernement d’une “vieille France” idéalisée. La disparition prématurée du duc de Bourgogne brise ces rêves mais la Régence offre à la haute noblesse l’occasion de créer un gouvernement aristocratique sous la forme “conseilliste” de la polysynodie. Cette gestion des affaires de l’Etat par ceux qui se disent les plus compétents est un échec total qui précède la brève tentative oligarchique du duc de Bourbon, pendant la minorité de Louis XV.
C’est après ces réactions aristocratiques que la noblesse entre dans une crise multiforme qui va trouver son terme provisoire en 1790. Spécialiste de la noblesse militaire au XVIIIe siècle, Fadi El Hage expose les divers aspects de cette crise dans un livre solidement documenté et toujours stimulant (1).
La prodigalité du Régent et la cupidité de certains grands noms – par exemple le duc de La Force – avaient provoqué des scandales aux effets durables et profonds. Puis la tentative oligarchique du duc de Bourbon avait laissé de mauvais souvenirs dans l’opinion en raison du favoritisme et des divers abus qui marquèrent le règne de celui que l’abbé de Saint-Pierre appelait “le vizir”.
Hors des hautes sphères, la noblesse se perd elle-même de réputation au cours du XVIIIe siècle. Il y a bien sûr les affaires de mœurs et les rumeurs qui ajoutent du piment et contribuent au discrédit des nobles. L’esprit du temps n’est pas particulièrement rigoriste mais on reproche aux nobles de ne plus tenir leur rang et de s’abandonner aux plaisirs de la vie. On pardonne à un grand capitaine une vie dissolue agrémentée d’enrichissement personnel. On se souvient du courage collectif de la noblesse au XVIIe siècle et l’on n’accepte pas qu’un noble, dont le statut se justifie par le service de l’Etat et plus particulièrement par le service des armes, se réfugie dans l’indolence. Fadi El Hage cite de nombreux écrits dans lesquels des nobles confient leur ennui de la vie militaire ou même leur espoir d’une paix même honteuse qui permettrait le retour au foyer. Il est vrai que Louis XV ne donne pas l’exemple : il n’est pas avec ses troupes lors de la guerre de Sept ans et sa volonté de murer sa vie privée alimente les rumeurs sur ses débordements.
Publiée en 1731, “L’histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut” évoque cet avilissement de la noblesse qui est le thème de témoins peu connus comme le marquis d’Argens ou inconnus comme Mopinot de la Chapotte – tandis que Montesquieu inspiré par Polybe théorise les cycles d’apogée et de déclin.
Le règne de Louis XVI n’empêche pas le “sabordage” de la noblesse. Alors que Louis XV avait institué en 1750 la noblesse militaire, reconnu que la valeur des roturiers était égale à celle des nobles et créé en 1751 l’Ecole militaire pour la formation des cadets désargentés, l’ordonnance de Ségur de 1781 imposait quatre quartiers de noblesse pour éliminer les anoblis récents. Mais la virtù nobiliaire avait déjà été remplacée, dans l’esprit public, par l’héroïsme patriotique des sans-grades.
La jeune noblesse, qui se moquait des vénérables traditions, tenta de sortir de l’ennui en allant courir l’aventure avec les Insurgents américains. Elle trouva là-bas des idées nouvelles mais le travail de l’égalité s’accomplissait aussi en France depuis longtemps et les hauts représentants du vieil ordre tenaient pour évidente sa décadence. L’abolition de la noblesse héréditaire, le 19 juin 1790, se fit sans résistance, et parfois dans l’enthousiasme. On ne saurait pourtant parler de suicide. Une partie de la noblesse s’était effacée par l’émigration – sans tenir l’abandon du roi pour un déshonneur absolu – mais c’est un représentant de la petite noblesse formé à l’Ecole militaire, Napoléon Bonaparte, qui allait terminer à sa manière la période révolutionnaire.
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(1) Fadi El Hage, Le sabordage de la noblesse, Mythe et réalités d’une décadence, Éditions Passés composés, 2019.
Article publié dans « Royaliste » – Octobre 2020
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