Avocat, docteur en droit public, essayiste et historien, Jean-Philippe Immarigeon a publié plusieurs essais dont La diagonale de la défaite (Bourin Editeur, 2010), et Pour en finir avec la Françamérique (Ellipses, 2012).

 

Petit rappel liminaire : il existe deux types, et deux seulement, de régimes constitutionnels dans les démocraties libérales. Le premier, le plus ancien, décalqué de la vision idéalisée que Montesquieu se faisait des institutions françaises de l’Ancien régime, est dit de séparation des pouvoirs : chacun des trois organes, exécutif, législatif et judiciaire, y a des prérogatives autonomes, l’étanchéité entre les trois induisant une confrontation permanente censée prévenir que l’un prenne le pas sur les deux autres. L’exemple topique est le système américain. La France l’a testé en 1791 puis sous le Directoire, double échec qui n’est pas uniquement dû aux circonstances historiques. Car si ce régime est aussi qualifié de présidentiel, il y a de bonnes raisons à cela.

Ainsi pour la chose militaire, la clef de répartition est la suivante : le Congrès américain déclare la guerre, le Président la conduit. Mais il faut aussi tenir compte des circonstances historiques :

– Avant même que les Treize colonies n’accouchent, au forceps, de la Constitution de 1787, la toute première institution dont les Insurgents de dotent est celle de commander in chief, crée en 1775 pour George Washington, charge qu’il abandonne ou plutôt restitue, en 1783, au terme de la guerre ;

– C’est pourquoi lorsque le texte de 1787 réattribue ce rôle de commander in chief au Président, il s’agit d’une charge déjà éprouvée et d’une fonction déjà validée ;

– Les Etats-Unis n’ayant plus d’armée à cette date, ce sont les milices qui vont réprimer les révoltes qui marquent les débuts chaotiques de la jeune république, milices que George Washington va de nouveau commander sur le terrain, comme président élu, lors de la Whiskey Rebellion de 1794 ;

– Puis en 1798 son successeur John Adams, qui a demandé au Congrès l’autorisation de faire la guerre à la France sans la déclarer, délègue cette prérogative constitutionnelle à son prédécesseur qui, au cours des deux ans que dure la Quasi War, tient pour la troisième fois ce rôle.

Le titre de commander in chief du Président n’est donc pas seulement protocolaire mais correspond aux attributs constitutionnels d’un chef de guerre. Sa prééminence n’a par la suite fait que se renforcer, au point d’apparaître comme l’unique décisionnaire politique et militaire. Mais si présidence guerrière il y a, elle n’est que la traduction des pouvoirs autonomes qui découlent de la Constitution.

Est-il besoin de préciser que notre Histoire est tout autre ? Que, depuis le milieu du règne de Louis XIV, le chef de l’Etat, s’il reste chef des armées, délègue le commandement aux chefs militaires, Turenne, Condé, Villars ? Que, depuis ce matin de Fontenoy où Louis XV mit les choses au clair, indiquant à ses généraux que tout le monde, y compris le roi de France, prendrait ses ordres de Maurice de Saxe, nos chefs de l’Etat n’ont plus commandé aux armées mis à part l’intermède napoléonien ? Est-il surtout besoin de rappeler que les Etats-Unis sont une anomalie parmi les démocraties, puisque toutes les autres sont sous régime parlementaire, y compris la France ?

Les Français ont fini par s’auto-intoxiquer du discours dominant, entre rédactions de classes prépa de Sciences-Po et projets électoraux visant à l’instauration d’une 6ème République. Nous aurions une constitution semi-présidentielle ou présidentialiste, sorte de monarchie innomée qui flatterait l’inconscient de nos concitoyens pétris du remords d’avoir coupé la tête du roi. C’est ne rien comprendre aux intentions du fondateur de la 5ème République. Si la nécessité d’un pouvoir exécutif fort a été sa préoccupation majeure, il n’a jamais été dans ses projets d’abandonner le régime parlementaire adopté par toutes les démocraties (sauf une) sur le modèle de la Charte de 1815, telle que mise en pratique lors de la dissolution de 1816 et complétée en 1817 par l’abandon de la responsabilité pénale des ministres. Son principe est simple : là où le système américain casse et divise, le régime parlementaire fluidifie, avec un chef de l’Etat nommant un gouvernement responsable devant un Parlement lui-même soumis à l’arbitrage permanent des électeurs par la voie d’élections anticipées.

Non seulement la Constitution du 4 octobre 1958 ne déroge pas à cette verticalité à double flux, mais son adoption n’était pas un arbitrage de circonstance ou le fruit d’une négociation avec la classe politique de l’époque. Charles de Gaulle a toujours exprimé son admiration pour le système britannique qu’il avait vu à l’œuvre quatre années durant, où Cabinet et Parlement travaillent en étroite collaboration, autorité et légitimité s’appuyant mutuellement. Le régime idéal gaullien serait même proche, par bien des aspects, du régime conventionnel – ce que le système britannique est devenu depuis la mise à l’écart des Lords. Il n’est qu’à revoir et écouter l’époustouflant discours de l’ancien chef de la France Libre devenu Président de la République, le 7 avril 1960 devant le Parlement de Westminster et en présence du vieux Churchill – The Great Parlementarian – pour s’en convaincre.

Il nous faut donc revenir à la Constitution de 1958.

Que dit-elle ? Que le Parlement déclare la guerre, et qu’en cas d’intervention sans déclaration de guerre, il contrôle l’action de l’exécutif, soit par le biais de la responsabilité générale du gouvernement des articles 49 et 50, soit par celui de l’article 35. Sur ce dernier point, une question parlementaire a été posée l’été dernier au gouvernement, dont la réponse trahit le basculement constitutionnel et une déroutante euphémisation de la guerre [1].

Elle commence par rappeler que le Président de la République est, en vertu de l’article 5, garant de l’indépendance nationale et de l’intégrité du territoire. Mais il est aussi garant de l’indépendance de la justice, et n’en juge pas pour autant sous le chêne comme un de ses ancestraux prédécesseurs. Il est ensuite évoqué « la compétence de principe » du Président, l’article 15 le désignant chef des armées. Sauf que c’est le cas de tous nos chefs d’Etat depuis des siècles : Albert Lebrun était chef des armées, tout comme l’est la reine d’Angleterre. La réponse rappelle alors que le Premier ministre est responsable de la défense nationale aux termes de l’article 21, et que le gouvernement dispose de la force armée en vertu de l’article 20 ; voilà des précisions qui sont tout de même d’une autre nature qu’une « compétence de principe ». Enfin, presque à titre subsidiaire, la réponse ministérielle revient sur l’article 35, la déclaration de guerre et le contrôle des opérations extérieures par le Parlement. Voilà une étrange inversion de la hiérarchie des légitimités démocratiques, le grand absent étant la Nation, mais également de la nature de la guerre, reléguée en bout de processus comme un phénomène accessoire et optionnel.

Or ces pouvoirs de guerre n’ont rien d’impressionnistes, c’est même un des rares domaines où les prérogatives sont bien définies.

Il faut se reporter, en complément des articles 20 et 21 de la Constitution du 4 octobre 1958, à l’Ordonnance du 7 janvier 1959 abrogée par l’Ordonnance 2004-1374 du 20 décembre 2004 portant Code de la défense, et au Décret n° 96-520 du 12 juin 1996 modifié en 2007 qui reprend les principes du Décret du 14 janvier 1964. La réponse y est sans équivoque : les forces armées, leur organisation, leur doctrine d’emploi et leur engagement relèvent du Premier ministre et du gouvernement. Le seul cas où le Chef d’état-major des armées prend ses ordres du Président est prévu par l’article 5 du Décret de 1996, pour l’engagement des forces nucléaires. Pour tout le reste, le CEMA est sous l’autorité du Premier ministre dont l’article L.1131-1 du Code de la défense précise qu’il est « responsable de la défense nationale, exerce la direction générale et la direction militaire de la défense. Il décide de la préparation et de la conduite supérieure des opérations et assure la coordination de l’activité en matière de défense de l’ensemble des départements ministériels. »

Que peut peser contre ces textes une « compétence de principe » ? Comment peut-on opposer aux attributions du Premier ministre la seule prérogative présidentielle de l’article 5 du Décret de 1996 (qui mériterait son inscription dans la Constitution) sur les forces nucléaires, et en faire une fonction de commander in chief – d’autant que cette prérogative régalienne reste dans la logique parlementaire, la décision relevant d’un choix éthique et moral et non politique ?

Il ne sert donc à rien de tordre le bras de la Constitution. C’est une mauvaise chose pour nos armées abandonnées au fait du prince. C’est surtout une impasse pour le Président : en République, c’est toujours le droit qui a le dernier mot, avec ses pesanteurs et ses contraintes. Sinon, on n’est plus en République.

***

Cet article est extrait de « La guerre, le Président et la Constitution » de Jean-Philippe Immarigeon, mis en ligne par la Revue Défense Nationale (Tribune n° 995, 24 avril), https://www.calameo.com/books/000558115fc5e5140affc, et avec leur aimable autorisation.

 

Addendum

1) Lors de la modification de l’article 35, l’exemple invoqué a été la loi du Congrès américain de 1973 qui encadre les pouvoirs de guerre du commander in chief. Il en résulte une métonymie trompeuse qui fait accroire, puisqu’il faut bien que l’article 35 encadre quelque chose de préexistant, que le Président français disposerait des mêmes pouvoirs que son homologue de la Maison Blanche.

2) Si Charles de Gaulle avait voulu instituer une présidence nucléaire et en décliner des pouvoirs de guerre autonomes, le Décret de 1964, qui n’a pas été soumis au Parlement, lui offrait l’occasion rêvée : il n’avait qu’à s’attribuer l’intégralité des prérogatives concernant les forces stratégiques. Il n’en a rien fait, se réservant juste la décision finale qui, comme le droit de grâce, ne peut être que régalienne.

3) Concernant une prétendue coutume constitutionnelle, celle-ci ne peut exister qu’en l’absence de constitution écrite ou dans les ambivalences d’une constitution. Dans un sens, c’est un peu ce qui s’est passé aux Etats-Unis à partir de 1798. Mais il ne saurait être question pour la coutume d’aller à l’encontre des textes de la Constitution de 1958, de l’Ordonnance de 2004 et du Décret de 1996.

4) Quant au joker de la pensée Sciences-Po, l’article 16, est-il utile d’y répondre ? Il s’agit d’un état d’exception qui ne touche pas aux prérogatives respectives de chaque pouvoir, il transfère celles du Législatif à l’Exécutif le temps de sa mise en œuvre. L’article est même la preuve a contrario que les pouvoirs constitutionnels de guerre relèvent du Premier ministre et du Parlement, puisqu’il faut leur restituer à terme.

 

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[1]   Assemblée Nationale, 15ème législature, 25 juillet et 10 octobre 2017, QST-AN-163QE, JORF p. 4829.

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