Nos sources grecques

Jan 22, 2001 | Res Publica

 

Soyez modernes, post-modernes, hypermodernes – tant que vous voudrez ! Mais revenez régulièrement vous abreuver aux sources, toujours fraîches, de la pensée et de l’histoire grecques.

Les siècles passent, et les millénaires, sans que nous cessions de penser et de parler grec. Oh ! pas complètement, pas exclusivement et, pour la plupart, sans connaître la langue de Platon. Mais nous parlons habituellement le langage de la philosophie grecque, nous réfléchissons sans toujours le savoir selon ses catégories, mais en utilisant généralement le vocabulaire latin alors que notre lexique politique est directement tiré du grec.

Passéisme ? Fixisme ? Pas le moins du monde ! De tous temps, les mythes, l’histoire, les personnages et les institutions de la Grèce ont été lu, compris, réécrits, revécus, réinterprétés de mille manières. Nous avons toujours fait, et nous continuons de faire ce que Pierre Vidal-Naquet appelle le « grand écart » entre notre époque et la Grèce antique, qui est « classique » parce qu’elle est inépuisable. D’où notre gymnastique, rêveuse, militante et (ou) savante grâce à laquelle nous actualisons les mythes (l’Atlantide), les grandes figures historiques (Alexandre), les pensées et les formes politiques.

Gymnastes, nous savons faire autre chose que le grand écart : nous sautons à pieds joints dans l’Antiquité grecque pour mieux rebondir et révolutionner notre époque. L’exemple le plus connu est celui des « républicains de collège » qui firent la Révolution française. Ils se voulaient Romains, d’une façon que Claude Nicolet a savamment étudiée. Ils prenaient aussi modèle sur la Grèce, mais Pierre Vidal-Naquet nous dit que les grands hommes de la Révolution idéalisaient le démos lacédémonien, et non le démos athénien. Jean-Jacques Rousseau était spartiate, comme Robespierre et Saint-Just qui croyaient avoir trouvé dans cette aristocratie guerrière l’exemple même de la communauté égalitaire et l’idéal de la transparence sociale.

Seuls Camille Desmoulins, puis Benjamin Constant dès Thermidor, se déclarèrent  athéniens. Ils avaient raison car c’est bel et bien Athènes qui invente la démocratie. C’est là une question vivement disputée. Je ne dirai pas que Pierre Vidal-Naquet la tranche : il l’aborde en savant historien, et la résout en bon politique attentif à la dynamique des idées, et au temps qu’il faut pour que leur puissance soit mise en acte.

Citoyens du 21ème siècle, nous ne sommes pas encore en démocratie, et les Athéniens commençaient de l’être. Notre éminent historien saisit ce commencement avec une prudence aristotélicienne et une infinie délicatesse. Il est vrai que la cité grecque vit de l’esclavage et qu’il n’y a pas plus de trente mille citoyens à Athènes, les femmes, les étrangers, et les jeunes provisoirement, étant, comme les esclaves, exclus de la citoyenneté. Mais la société politique grecque n’est pas censitaire et le menu peuple des charpentiers et des cordonniers participe à l’Assemblée et perçoit même une indemnité de fonction. Il ne fallait pas, écrit Thucydide, que la pauvreté ait pour effet « qu’un homme capable de faire du bien à la cité en soit empêché par l’obscurité de sa condition ».

Platon se scandalisait de ce droit de parole reconnu à tout citoyen selon le principe d’égalité. Mais cet antidémocrate donne la parole au sophiste Protagoras qui affirme quant à lui que les affaires de la cité ne sont pas réservés aux « compétents » (nous dirions aujourd’hui aux intellectuels, aux technocrates, aux industriels, aux financiers) car tout homme possède une part du sens politique commun.

Concluant son magnifique commentaire de Protagoras, Pierre Vidal-Naquet écrit que « la démocratie est possible parce que la politique est possible, et la politique est, par définition, l’affaire de tous ». Telle est la pensée, toujours lumineuse et génératrice, que nous devons aux citoyens d’Athènes – surtout aux plus méconnus et aux plus décriés d’entre eux.

 

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(1) Pierre Vidal-Naquet, Les Grecs, les historiens et la démocratie, le grand écart, La Découverte, 2000.

 

Article publié dans le numéro 764 de « Royaliste » – 22 janvier 2001

 

 

 

 

 

 

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