Stimulé par la toute proche installation des fusées le pacifisme est devenu un mouvement populaire – en République fédérale d’Allemagne notamment. Il serait trop simple de voir dans ce phénomène la seule conséquence d’une manipulation soviétique, même s’il est évident que les partis communistes européens et le Mouvement de la Paix se contentent de reprendre les thèses du Kremlin. Le succès des manifestations organisées par l’« International Peace Communication Center » ne permet pas de soutenir la thèse d’une pure manipulation. Le pacifisme a été engendré par la peur d’un conflit nucléaire en Europe. Il s’accompagne d’un sentiment patriotique en Allemagne de l’Ouest. Il se développe grâce à la simplicité de ses thèmes : tout le monde est pour la paix, personne ne peut contester la nécessité d’un désarmement… Mais il est rare que les bons sentiments inspirent une bonne politique. En matière de défense singulièrement.

L’histoire du vingtième siècle a montré que le pacifisme ne signifiait pas nécessairement la paix. Ce n’est pas du cynisme que de le rappeler, encore moins le signe d’un consentement au pire. Nier les rivalités entre les Etats ou entre les empires, oublier la volonté de puissance qui anime ces derniers, ne crée pas nécessairement une dynamique de paix. Pareille attitude risque au contraire de mener à la guerre, ou du moins à la soumission. Et la belle simplicité des arguments généreux n’est souvent qu’un simplisme oublieux de la complexité des stratégies militaires et des paradoxes que celles-ci engendrent.

L’Europe connaît en effet une situation apparemment paradoxale, que le pacifisme n’est pas en mesure de dominer, et encore moins de résoudre : longtemps, la présence d’un danger maximum a rendu l’affrontement nucléaire impossible ; c’est parce que le danger devient moindre aujourd’hui que le risque de guerre grandit. Pour comprendre cette transformation des données stratégiques, un long détour s’impose.

HIROSHIMA

Longtemps, nous avons vécu dans la peur d’un nouvel Hiroshima : villes détruites par le feu nucléaire, populations irradiées, « vitrification » des territoires. De fait, américains et soviétiques ont accumulé, au fil des années, de quoi faire sauter plusieurs fois la planète. L’existence, dans chacun des deux camps, de fusées intercontinentales aux effets massivement destructeurs faisait régner une atmosphère de fin du monde. Aucun pays n’était à l’abri, et chaque personne vivait sous la menace. La sinistre comptabilité de la terreur établissait les compensations possibles : Moscou pour New York, Léningrad pour Chicago et, dans tous les cas de figure, des dizaines de millions de morts.

Mille fois dénoncée, la « folie » des hommes était évidemment en cause. Mais aussi les éléments techniques, qui donnaient à la menace nucléaire son caractère absolu. Les fusées portaient loin, mais leur tir était imprécis. Pour être sûr que l’objectif soit détruit, il était nécessaire d’envoyer des charges importantes qui ravageaient tout sur un rayon de sept à huit kilomètres. La peur de l’holocauste nucléaire était donc fondée.

Pourtant, malgré les fusées intercontinentales braquées sur les Etats-Unis à partir de 1958, malgré la crise des fusées de Cuba, malgré la menace représentée en Europe par les SS4 et SS5 soviétiques, le mouvement pacifiste marqua le pas. Puissant dans les années cinquante, il ne pesa guère sur les débats politico-stratégiques des vingt dernières années. Il y eut bien des condamnations rituelles de la course aux armements, mais les peuples apprirent à vivre avec leur nouvelle angoisse. Le péril existait, mais son ampleur même permit de le conjurer.

On s’aperçoit en effet que l’atome égalise les risques pris par les deux camps : à une attaque massive répondraient des représailles massives, aussi imparables qu’insupportables. C’est ce qu’on appelle alors l’équilibre de la terreur : la destruction de l’un entraîne la destruction de l’autre. La paix est donc préférable, ou du moins la non-guerre mondiale. L’affrontement direct étant impossible, chaque camp prend les chemins détournés des conflits régionaux (Vietnam, Cambodge), de l’action révolutionnaire ou contre-révolutionnaire pour étendre son influence.

LES EUROMISSILES

Les données stratégiques se modifient à partir de 1976 lorsque les soviétiques déploient les fameux SS20. Il s’agit d’une arme montée sur un chariot, qui a une portée de 4 400 km et qui comporte trois ogives pouvant atteindre trois objectifs différents. Il faut souligner que ces engins sont d’une grande précision : l’erreur de tir, qui était de 2 à 3 km dans les années 1960 s’est considérablement réduite : 200 mètres à 10 000 km de distance, donc beaucoup moins en Europe.

Il est donc devenu possible de détruire un objectif en limitant les dégâts aux alentours, voire même en les annulant. Plus précise, la fusée n’a désormais besoin que d’une petite charge nucléaire. D’où un bouleversement dans la stratégie, qui n’est pas encore perçu par les opinions publiques, ni même parfois par les gouvernements : la précision des fusées et la miniaturisation des charges rendent aujourd’hui possible une attaque nucléaire, non plus contre les cités mais contre le potentiel militaire adverse. Le risque n’est plus la vitrification d’un territoire, ou la destruction de New York ou de Paris, mais un désarmement à distance qui épargnerait les populations civiles. C’est ce qu’explique depuis des années le général Gallois : « nous allons nous trouver dans la situation où il peut devenir payant de commettre une agression nucléaire. Seule, en effet, une agression nucléaire faite par surprise permet de détruire préventivement la totalité des forces classiques qui se trouvent en face, c’est-à-dire les antennes radar qui permettent la détection et le guidage des avions, les dépôts de munitions, de chars et d’artillerie, les casernements, les avions et les aérodromes, les oléoducs, les quartiers généraux… tout cela en quelques instants, sans qu’il y ait de grands dommages pour l’habitat et les populations étant moins éprouvées qu’elles ne le seraient par une guerre classique» (1 ).

Face à ce nouveau risque, souvent appréhendé de façon très floue, les Allemands de l’Ouest ont pris peur. Contre les SS20, l’Europe demeurait en effet sans protection puisqu’elle n’avait pas, sur son sol, d’engins équivalents. En 1977, le chancelier Schmidt, qui prêche aujourd’hui le pacifisme, s’est entretenu de cette question avec le président Carter. Celui-ci a proposé aux pays de l’OTAN de rétablir la «parité» en installant chez eux des Pershing-2 (ces fusées lancent une seule ogive à 4 400 km. de distance avec une précision de 500 mètres environ) ainsi que des missiles de croisière. La décision était satisfaisante pour l’esprit, mais elle fut prise dans de très mauvaises conditions. D’abord parce que la fameuse parité avec l’Union soviétique est illusoire dans la mesure où les données géographiques, démographiques et politiques ne sont pas comparables. Ensuite parce que les Occidentaux se sont mis dans une situation très délicate face aux Soviétiques :

– en 1958, au moment où les Soviétiques annonçaient que leurs fusées pouvaient désormais atteindre le territoire des Etats-Unis, les Américains avaient installé en Europe des fusées «Thor» et «Jupiter». Après la crise de 1962, celles-ci furent retirées du sol européen (Grande-Bretagne, Italie, Turquie) tandis que Khrouchtchev renonçait aux missiles qu’il avait installés à Cuba. Ce compromis était en fait défavorable aux puissances occidentales puisque, depuis 1963, elles ne disposent plus de ce type d’armement alors que les soviétiques ont installé 550 engins SS4 et SS5, puis des SS20. – de plus, Américains et Soviétiques ont adopté en 1972 une « clause de modernisation » de leurs armements. Les Soviétiques appliquent cette clause en remplaçant les SS4 et les SS5, très imprécis, par des SS20. Mais ils contestent aux Américains le droit d’installer des Pershing-2 car il s’agit d’une nouvelle arme et non d’une modernisation d’armements qui n’existent plus depuis 1963. L’argumentation vaut ce qu’elle vaut. Elle n’en a pas moins placé les Occidentaux dans une très mauvaise position à Genève… Le reste est connu : « option zéro » proposée par le président Reagan (démantèlement des SS20 et non-installation des Pershing-2), contrepropositions d’Andropov, installation des Pershing fin novembre 1983 faute d’accord, développement de la campagne pacifiste.

LES THESES PACIFISTES

Face à cette situation délicate, les thèses pacifistes sont séduisantes par leur simplicité et leur générosité :

– d’une part, il ne faut pas installer de Pershing en Europe mais poursuivre les négociations car l’Europe ne doit pas être transformée en champ de bataille.

– d’autre part, pour préserver la paix, il faut faire un premier pas et décider un désarmement unilatéral, sur le plan nucléaire du moins. Ainsi, l’écrivain allemand Gunther Grass déclarait récemment dans « Le Nouvel Observateur » que « désarmer unilatéralement, cela signifie faire un premier pas et voir ce que font les autres. Si rien ne se produit, il faut réfléchir. Mais ne l’oubliez pas : l’économie de l’U.R.S.S. se trouve dans une très mauvaise passe. Les dépenses d’armement pèsent lourdement sur elle, au point de l’épuiser. D’autre part, le régime soviétique est idéologiquement mort. Il n’a plus rien à offrir. » Pour les pacifistes non-communistes, une telle attitude n’implique pas le retrait de l’OTAN, même s’ils aspirent au démantèlement des blocs (3). Ils admettent la nécessité d’une défense et certains, comme Gunther Grass, précisent qu’ils sont favorables au « renforcement de la défense conventionnelle », ou au développement de méthodes non-violentes.

Dicté par un sentiment de peur – qui n’est pas méprisable – inspiré par la vision généreuse d’un monde débarrassé de la violence, le pacifisme est une attitude, non une politique. Respectable sur le plan des principes, cette attitude devient dangereuse lorsqu’elle tente d’imposer une conception de la défense. Parce qu’ils négligent les données politiques et stratégiques, parce qu’ils méconnaissent la véritable nature du risque que l’Europe occidentale doit affronter, les pacifistes ne peuvent être suivis.

1) L’installation de Pershing-2 en Europe est sans doute regrettable pour des peuples qui voudraient vivre dans une pleine indépendance. Du moins garantit-elle la non-agression. Les Pershing représentent en effet une menace pour le dispositif soviétique. Celle-ci est d’autant plus grande que la mobilité des Pershing rend difficile leur destruction préventive. Ce qui place les Soviétiques devant un choix douloureux : ou bien ils négligent les Pershing et ils s’exposent à une riposte ; ou bien ils tentent de les détruire au risque de tuer des servants américains. Ce qui déclencherait une logique dangereuse. Les Pershing sont donc un élément essentiel de dissuasion ; leur présence écarte le risque d’un désarmement à distance des pays de l’OTAN. Même si la fameuse « parité » n’est pas établie, l’Europe se trouve dans un état de moindre faiblesse.

2) La thèse selon laquelle les Pershing augmentent les risques d’une bataille nucléaire en Europe ne tient pas compte de la nouvelle donne stratégique et technique. Ce sont les installations fixes (aérodromes, casernes etc.) qui risquent d’attirer le feu nucléaire et de provoquer des dizaines de milliers de morts dans la population civile. En se privant des Pershing, les pays qui n’ont pas de force nucléaire autonome se retrouvent face au risque d’un désarmement à distance qui les placerait sous la coupe de l’Union soviétique. Il est tout de même surprenant que les pacifistes ne protestent pas contre la présence d’installations militaires fixes et condamnent la présence de fusées mobiles qui sont sans grand danger pour la population civile.

3) La proposition d’un désarmement unilatéral, d’un « premier pas » qui ferait naître une dynamique de paix, se trouve récusée par l’histoire récente : le retrait des fusées « Thor » et « Jupiter » n’a pas empêché l’Union soviétique de braquer sur l’Europe des centaines de missiles nucléaires.

4) L’idée d’un retour aux forces conventionnelles est tout simplement meurtrière. La faiblesse du risque global qu’elles représentent facilite en effet leur utilisation. Deux guerres mondiales, la guerre du Vietnam, les conflits du Proche Orient sont là pour nous rappeler que l’utilisation des chars, des avions et des fantassins est infiniment plus dangereuse que la possession d’armes nucléaires dont le caractère dissuasif est démontré.

5) Point n’est besoin d’insister sur le fait que la résistance violente est d’une efficacité nulle : il suffit d’évoquer la Tchécoslovaquie d’août 1968 pour en être persuadé.

6) Enfin, la logique pacifiste, loin de contribuer à la désintégration des blocs, risque au contraire de les renforcer. En réclamant que les forces nucléaires française et britannique soient prises en compte dans les négociations, le porte-parole de la coordination internationale pacifiste rejoint les thèses américaines et soviétiques sans s’apercevoir que l’aliénation de la liberté des Français et des Britanniques ne sauverait pas celle des autres pays européens.

En définitive, le pacifisme ne sert ni la cause de la paix, ni celle de la liberté. S’il parvenait à ses fins, il mettrait l’Europe de l’Ouest en situation d’être agressée militairement par l’Union soviétique, et la placerait donc dans un état de dépendance à l’égard de celle-ci. Fuir un impérialisme pour tomber sous la coupe d’un autre est une attitude insensée. Vouloir entraîner la France dans une telle logique, comme le font les pacifistes français, est un acte irresponsable. L’existence d’une force nationale de dissuasion, et sa modernisation nécessaire (4), ne menacent en rien la paix du monde et représentent au contraire la seule possibilité, pour l’Europe, de se dégager dans l’avenir de la logique des blocs.

***

1) Cf. l’article du général Gallois dans « Cité » numéro 1 et ses déclarations dans le numéro 3 de la même revue.

2) « Le Nouvel Observateur » du 14 octobre 1983

3) Déclaration de Wim Bartels, porte-parole de la coordination pacifiste aux « »Nouvelles »» du 12-18 octobre 1983.

4) Sur la défense française, cf. le premier numéro de « Cité » et l’ensemble des ouvrages du général Gallois.

Article publié dans le numéro 391 de « Royaliste » – 9 novembre 1983

 

Partagez

0 commentaires