Après l’occupation nocturne de la place de la République, le mouvement s’est étendu à de très nombreuses villes. L’idéal de la démocratie directe plane sur les assemblées de citoyens saisies par un désir encore obscur de révolution.
Nuit Debout est un mouvement trop jeune, trop balbutiant pour qu’on puisse le saisir par des catégories appuyées sur un seul et même discours de la base qui s’est mobilisée à la faveur de la lutte contre la loi El Khomri. On constate simplement que les assemblées parisiennes refusent les organisations politiques et récusent le personnel dirigeant.
Dès lors, il n’est pas possible de demander à ceux qui se méfient des institutions et des organisations de produire une parole instituante et de se donner une cohérence quant aux objectifs à atteindre et quant aux moyens à mettre en œuvre. Nuit Debout aboutit exactement à ce que ses initiateurs souhaitaient : une parole libérée sur les places publiques. Ce n’est pas si mal : depuis les manifestations contre la réforme des retraites en 2010, les rues ne portaient plus l’écho d’une contestation de l’ultra-libéralisme et le choix de la place de la République comme premier lieu d’occupation montre que les citoyens mobilisés n’ont pas perdu le sens de la symbolique politique.
Il est par ailleurs normal que la prise de parole favorise ceux qui savent prendre la parole dans les assemblées et que toutes les paroles libérées soient plus ou moins contradictoires et plus ou moins teintées d’utopies. La tonalité anticapitaliste est manifeste et ce n’est pas un hasard si le mouvement a été lancé sur un mot d’ordre de François Rufin et de l’équipe de Fakir lors des projections de « Merci Patron ! », film libérateur qui a largement dépassé les deux cent mille entrées. (1) Le rejet de l’oligarchie est patent et Nuit Debout est l’un des signes de l’effondrement du Parti socialiste qui a totalement avoué avec la loi El Khomri qu’il était passé du côté du haut patronat et de la banque.
Mais ensuite ? Le retrait de la loi El Khomri est un objectif tout à fait justifié mais les citoyens qui débattent sur les places publiques (2) auraient tort de ne pas voir que ce sont les organisations syndicales CGT et CGT-FO qui donnent aux manifestations de rue leur densité et une grande partie de leur dynamisme. Les spontanéistes de la place de la République ont pu constater que l’absence d’organisation offrait aux agitateurs cagoulés l’occasion de s’en donner à cœur joie contre les commerçants et contre les policiers. Des policiers épuisés qui devraient être peu à peu intégrés dans le mouvement de révolte au lieu d’être attaqués. Des policiers épuisés qui ont manifesté le 7 avril devant le ministère de l’Intérieur à l’appel de Force ouvrière… L’agression dont Alain Finkielkraut a été victime le 16 avril montre que la démocratie directe peut engendrer de la violence.
Ces mêmes spontanéistes constateront bientôt que la convergence des luttes dont ils rêvent restera un slogan irréaliste aussi longtemps que la sociologie du mouvement n’aura pas évolué et ceci malgré une complaisance médiatique sur laquelle il serait bon de s’interroger. Les étudiants, les jeunes précaires, les chômeurs et les jeunes salariés menacés par la précarisation ont raison de se révolter mais ils n’ont pas rassemblé les ouvriers, les employés et les agriculteurs qui sont trop loin des grandes places de nos villes ou qui ne peuvent pas passer leurs nuits dehors à cause du travail du lendemain. Le mouvement Occuper Wall Street, de septembre à novembre 2011, avait succombé à son culte de l’horizontalité des luttes et au caractère par trop universitaire de la contestation. (3)
Le véritable succès à court terme, pour Nuit Debout, serait de se prolonger dans un mouvement d’occupation d’usines et de se fondre dans une grande et longue grève générale. Mais la grève générale, ce sont les organisations syndicales qui la lancent et qui l’organisent. Or les citoyens assemblés la nuit peuvent constater qu’il n’y a pas d’usines occupées et que les syndicats ne veulent pas engager la grande épreuve de force avec le gouvernement. Il est vrai que les manifestations parisiennes du 9 avril ont rassemblé moins de monde que celles du 31 mars et que, dans l’ensemble, le mouvement social est beaucoup moins imposant qu’en 2010 lorsque Force ouvrière avait été la seule confédération à vouloir la grève générale.
Nuit Debout devra se structurer ou disparaître. Pour se structurer, Nuit Debout devra se donner une pensée fédératrice par laquelle des principes politiques seraient clairement articulés. C’est sympathique de rédiger sur le trottoir une Constitution pour une République sociale mais nul ne saurait enfreindre les règles de droit : une Constituante doit être élue et l’organisation constitutionnelle des pouvoirs découle de claires définitions de la souveraineté et de la légitimité. Nous sommes encore très loin de cette réflexion sur les institutions et sur les moyens de rétablir la souveraineté…
Encore une fois, on ne peut demander à la parole libérée plus qu’elle ne peut donner. Mais il est possible que cette parole confuse soit annonciatrice de bouleversements futurs sur le terrain électoral et grâce à un lider. En Espagne, les Indignés viennent avant la percée de Podemos sous la conduite de Pablo Iglesias et de ses camarades. Aux États-Unis, Occuper Wall Street vient avant la prodigieuse campagne de Bernie Sanders. Nuit Debout porte peut-être en lui ce type de promesse.
***
(1) Cf. l’article de Laurent Lagadec, Royaliste numéro 1096, page 10, Cinéma – Merci Patron !
(2) Cf. l’article de Luc de Goustine : http:// www.bertrand-renouvin.fr/nuit-debout-a-tulleluc-de-goustine/
(3) Cf. l’article de Jacques Blangy, Royaliste numéro 1027, 21 janvier 2013, page 2, Indignés – Mais où sont-ils passés ?
NB : Le Front national est physiquement absent du mouvement social en cours et sa direction a demandé le 13 avril la dissolution de Nuit Debout. On ne saurait être plus clairement réactionnaire.
Article publié dans le numéro 1099 de « Royaliste » – 22 avril 2016
0 commentaires