La conférence qu’Eric Zemmour a consacrée à la droite française, lors de notre Mercredi du 16 février, a provoqué un débat stimulant que nous souhaitons prolonger avec notre invité et auquel nous voulons associer l’ensemble de nos lecteurs. D’où cette « lettre ouverte » de Bertrand Renouvin, qui soumet à la discussion ses propres repérages et les évolutions qu’il envisage quant au déroulement futur de la bataille politique et de la lutte entre les classes sociales.
Cher Eric,
Nous sommes dans la confusion et nous tentons tous deux d’y voir clair en sortant du commentaire facile sur les rivalités symétriques entre MM. Chirac et Sarkozy, côté droit, et MM. Hollande et Fabius, côté gauche.
Quant à savoir ce qu’il en est aujourd’hui de la droite, c’est beaucoup plus délicat. D’abord parce que la droite parlementaire ne se comprend pas sans son rapport conflictuel avec la gauche, et réciproquement. Ensuite et surtout parce que l’arrivée de Jean-Marie Le Pen en seconde place, le 21 mai 2002, a suscité un déluge de commentaires qui n’ont eu aucune incidence sur la suite des événements. C’est comme s’il ne s’était rien passé !
La vie aurait donc repris, comme après un tremblement de terre ? Dire cela, c’est se tromper de métaphore : il n’y a pas eu de « séisme » mais, dans la bataille politique, un vaste réaménagement de la ligne de front qui s’inscrit dans un mouvement historique amorcé depuis le début des années quatre-vingt dix : effondrement soviétique,referendum sur Maastricht, départ de François Mitterrand, dernier chef d’Etat issu de la Résistance… nous connaissons les faits marquants.
Or les stratèges de la droite et de la gauche ont continué à mener leurs combats partisans (aux régionales, l’année dernière) sans s’apercevoir qu’ils concentraient sur eux le feu d’une immense armée – celle de tout un peuple en colère.
Les raisons de cette énorme bévue ? Le milieu dirigeant n’a plus le souci du Politique en tant que tel ; il ne s’intéresse pas à la sociologie politique, ni même à la sociologie de son propre milieu ; il est désinformé par les « communicants » et les sondages ; il réduit la stratégie à des prises de position au sein d’un Pouvoir dont il serait le détenteur exclusif.
Telle est la vision « droitière » de la politique : c’est du moins ce que la gauche aurait dit voici un quart de siècle. Mais aujourd’hui, la plupart des chefs socialistes partagent ce point de vue !Et comme les dirigeants de la droite et de la gauche n’écoutent que les patrons des grands médias, comme ces derniers cultivent des illusions identiques, c’est l’ensemble du milieu qui vit, se congratule et prospère dans l’aveuglement – vous en savez plus long que moi sur le sujet.
Cet aveuglement porte sur la société française : quand les dirigeants parlent des « gens », ils ne voient que des beaufs, des exclus, des jeunes-de-banlieue, plus généralement des exécutants qui ne comprennent rien à la haute technicité des problèmes qu’ils ont à résoudre.
C’est du mépris ? Sans aucun doute. Mais c’est aussi une fantastique erreur : malgré tout ce qu’on a pu écrire sur la « fin des idéologies », nous demeurons un peuple politique et plus politisé qu’on ne le dit. Nous avions pour notre part recensé sept grandes familles idéologiques (1) évoluant tant bien que mal dans le paysage national : la gauche révolutionnaire, le nationalisme autoritaire, les libéraux-libertaires, la gauche libérale, la droite libérale, la famille res-publicaine (composée de représentants des traditions communiste, gaulliste, royaliste, socialiste patriote) et cette mouvance désignée faute de mieux comme « supranationale »où l’on trouve les personnages – Jacques Delors, Raymond Barre, Pascal Lamy, Roger Fauroux – qui fournissent les thèmes du centrisme « bruxellois ».
Dans ce contexte idéologique, comment évoluent les forces de droite ?
La droite traditionaliste a quitté le terrain politique pour le combat religieux « intégriste » ou s’est dispersée dans divers partis et mouvements.
La droite nationaliste autoritaire se regroupe autour de Jean-Marie Le Pen et accessoirement de Philippe de Villiers. Héritière des ligues de l’entre-deux-guerres, elle n’a plus de doctrine ni de projet : elle vit au jour le jour sur son capital électoral protestataire, car la droite parlementaire lui refuse l’alliance ou la réforme électorale qui lui ouvrirait les portes du Parlement.
La droite libérale est représentée par un parti à vocation hégémonique (RPR puis UMP) et par des organisations corporatives : Medef, CGPME, FNSEA. C’est une force cohérente qui a une idéologie, un projet et un programme : ce que nous appelons ici l’ultralibéralisme.
Cette droite vit depuis dix ans dans l’allégresse de sa triple victoire : le danger communiste a disparu, à l’Est de l’Europe comme à Billancourt ; les socialistes ont renié leur programme (Etat interventionniste, rôle déterminant du secteur public et nationalisé, politique des revenus favorable aux salariés) et l’héritage gaulliste est presque entièrement liquidé. Quant aux syndicats, ils ont été matés ou réduits à des démonstrations massives mais sans effets dangereux. Au pire, on retire une « réforme » qu’on fait passer plus tard ou autrement.
Cette triple victoire permet à la droite de réussir ce que vous avez résumé dans une formule saisissante : « elle a imposé le libéralisme (économique) à une France social-démocrate ». Nous sommes d’accord pour apporter des compléments et des nuances à cette évocation de notre patrie. J’avais pour ma part brièvement décrit une doctrine française (2), monarchique quant à l’Etat (unité de la décision arbitrale), gaulliste (la volonté d’indépendance nationale, le souci du rang mondial) et socialiste par son attachement aux services publics, à la Sécurité sociale, à la promotion du salariat…
Cette doctrine est la pensée profonde de la France tricolore, celle de la révolution monarchienne de 1789, de la révolution orléaniste de 1830, du Front populaire, de la Libération… Une France qui plébiscite tous les jours les ouvrages de Max Gallo et maintes biographies de rois, de reines, de ministres plus ou moins intègres, de révolutionnaires. Je veux dire par là, chiffres de ventes à l’appui, que nous sommes un peuple pénétré d’histoire, habitué très tôt (l’image de Saint Louis sous son chêne) à raisonner la politique en termes de ,justice sociale.
Cette France tricolore n’adhère pas au Front national mais se sert de Jean-Marie Le Pen comme d’un pavé qu’on lance, un jour d’émeute, sur la façade d’un bâtiment public. Comme vous l’avez dit, cette France tricolore, surtout celle du peuple menu, a compris depuis belle lurette que la « réforme » dont on lui parle annonce la libéralisation et son cortège de privatisations, de délocalisations et de privations.
Depuis 1995, des millions de citoyens crient leur colère dans les rues – et à nouveau le 10 mars dernier. Mais la droite libérale continue de penser qu’elle a gagné la partie et qu’elle peut achever l’adversaire.
Pourquoi ? Parce que la gauche, déjà « modernisée » par les rocardiens, a signé avec elle un contrat de bonne « gouvernance » impliquant alternances paisibles et répartition équitable des prébendes. Mêmes idées, même train de vie, mêmes amis : la droite selon Nicolas Sarkozy et la gauche selon François Hollande constituent les deux axes de l’oligarchie, avec un François Bayrou en réserve centriste… Leur pacte politique et social a été signé au sommet de Lisbonne et confirmé à la conférence de Barcelone – au moment décisif de la campagne qui opposait Jacques Chirac et Lionel Jospin ! Il est reconduit en forme de Oui commun au référendum du 29 mai.
Conclusion stratégique : la bataille principale a lieu entre l’oligarchie et le peuple tricolore tel que je l’ai rapidement évoqué. C’est en même temps une bataille politique (la nation en est la cause) et une lutte de classe (la justice sociale est en jeu).
Précision politique : royalistes, nous allons à la bataille avec les éléments dispersés du parti patriote et dans différentes organisations syndicales, contre les oligarques.Ceci sans plus nous occuper des nationalistes autoritaires. Mais nous craignons, pour le pays lui-même, la violence du choc frontal. C’est dire que nous ne sommes pas populistes : nous souhaitons un tiers médiateur entre les deux camps et la renaissance du « parti des politiques » soucieux de la reconstruction d’un Etat de justice.
Dans cette attente impatiente, nous continuerons à voter et à manifester contre l’oligarchie tout en prévenant ces messieurs et ces dames (qui s’en fichent) qu’ils n’ont pas gagné la guerre politique et sociale.
La droite libérale et la gauche socialiste ont perdu leur identité : ça ne fait pas mal, mais c’est mortifère. La démocratie chrétienne italienne est à cet égard tristement exemplaire.
Les ultralibéraux sont totalement défaits sur le plan idéologique, même si les médias continuent de diffuser leur propagande en langue de bois. Cela ne fait qu’abuser les oligarques sur l’efficacité de leur « communication ».
La droite libérale a seulement gagné des batailles par défaut. Elle n’a pas vaincu le communisme : l’Union soviétique a tenté de se rénover et s’est détruite par elle-même. Elle n’a pas vaincu le socialisme français : c’est une fraction de la gauche socialiste qui a décidé de s’intégrer totalement à la classe dominante. Elle n’a pas vaincu le gaullisme : MM. Chirac, Balladur et Juppé se sont chargés de la sale besogne.
L’alternance entre les roses et les bleus au sein de l’oligarchie ne résulte pas essentiellement d’un choc de convictions dans le pays : la victoire des uns est provoquée par le rejet des autres, depuis bientôt vingt ans.
Le pouvoir des oligarques est d’une fragilité qu’ils ne soupçonnent pas. A la suite des vagues de scandales, leur déchéance morale est évidente. Leur irresponsabilité politique est précisément décrite par leurs propres collaborateurs. Leurs échecs économiques et financiers ne peuvent plus être masqués. Leurs amis dans les médias et l’intelligentsia les lâcheront à la première alerte sérieuse.
Leur dernier avantage tient à une carence de la partie adverse : personne n’est en mesure, aujourd’hui, de rassembler la « France social-démocrate », celle qui défend les principes de la res publica face à l’oligarchie. Cette carence est gravissime car nous redoutons tous deux, cher Eric Zemmour, une violente réaction de type national-collectiviste. Nous avons encore quelques années pour l’éviter.
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(1) Cf. « Familles politiques : Nouvelles lignes de front », Royaliste n° 805, 9-22 décembre 2002. pages 6-7.
(2) Cf. Royaliste n° 836.
Article publé dans le numéro 856 de « Royaliste » – 2005.
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