Le 24 août, la 2ème DB affronte les Allemands dans la banlieue sud, à la Croix-de-Berny, Bourg-la-Reine, Massy, Fresnes (1)… À 19 h 30, Leclerc, qui est à Antony, interpelle vivement le capitaine Dronne, qui commande la 9ème compagnie – la Nueve composée de républicains espagnols – du 3ème bataillon du régiment de marche du Tchad, et lui ordonne de filer droit vers Paris.
El Capitan et le lieutenant Amado Granell (2), qui commandait une division d’infanterie sur l’Ebre en 1938, emmènent deux sections de la Nueve, trois chars et une section du génie qui pénètrent dans la capitale par des voies détournées. Dronne et Granell sont à 20 h 45 place d’Italie et c’est le lieutenant espagnol, suivi d’une vingtaine d’hommes, qui arrive à l’Hôtel de Ville une heure plus tard, peu avant le Capitan. Tous deux sont immédiatement reçus à l’Hôtel de Ville par le CNR, puis à la préfecture. Le lendemain à l’aube, le général Leclerc donne l’ordre d’investir Paris et les troupes américaines entament leur mouvement vers l’Est parisien. Tandis que la 2eme DB et les FFI affrontent les Allemands, Leclerc établit son PC à la gare Montparnasse à 9 h 30 et se rend à la préfecture de police à 13 heures.
Dès la reddition du général von Choltitz, à 15 heures, la stratégie politique prend le pas sur les préoccupations militaires, malgré de sérieux points de résistance au Sénat et place de la République. Le général Leclerc manœuvre habilement pour éviter que les généraux Gerow et Burton, qui sont gare Montparnasse, puissent être en contact avec von Choltitz et recevoir officiellement sa reddition. Le commandant allemand est conduit à la Préfecture où se trouvent Leclerc, Chaban-Delmas, Kriegel-Valrimont (Comité d’action militaire), Rol-Tanguy et d’autres officiers. La convention de reddition est rédigée sur un papier à en-tête du Gouvernement provisoire et ne fait aucune mention des alliés de la France. Malgré l’insistance de Chaban-Delmas, Leclerc refuse que Rol-Tanguy signe le document, estimant qu’il représente le chef régional des FFI en tant que commandant des forces françaises de Paris. Cependant, lorsque le texte est modifié et à nouveau signé à la gare Montparnasse, Leclerc décide que Rol-Tanguy peut apposer sa signature. A son arrivée à la gare Montparnasse, le chef du Gouvernement provisoire félicite Leclerc et Chaban-Delmas et semble avoir manifesté son étonnement ou sa réprobation au vu de la signature de Rol-Tanguy. L’attitude du Général a suscité de nombreuses controverses, que Jean-François Muracciole expose en détail et qu’il réduit à peu de choses. Le président du Gouvernement provisoire aurait préféré qu’un chef de partisans ne signe pas le document mais son principal souci, dans l’après-midi du 25 août, c’est l’attitude du CNR.
Dès le 24 août, les dirigeants du CNR informent Alexandre Parodi qu’ils souhaitent recevoir le général de Gaulle à l’Hôtel de Ville, riche de mémoire révolutionnaire, où ils se sont installés le 20 août après la prise du bâtiment par Léo Hamon – vice-président du Comité parisien de libération (CPL) – et quelques hommes. Or le Général a depuis longtemps décidé qu’il se rendrait au ministère de la Guerre. Surtout, le chef du Gouvernement provisoire découvre avec colère, en arrivant à Paris, la proclamation triomphale que le CNR a diffusée dans la matinée et qui est également signée par Alexandre Parodi. A la gare Montparnasse, il reproche à Leclerc d’avoir laissé publier ce texte “inacceptable” dans lequel le CNR s’exprime “pour la nation française” sans faire la moindre allusion au général de Gaulle. Puis le Général se rend comme il l’avait décidé au ministère de la Guerre, essuyant au passage une fusillade.
Les bureaux et le personnel de l’Hôtel de Brienne n’ont pas changé. “Rien n’y manque, excepté l’État. Il m’appartient de l’y remettre. Aussi m’y suis-je installé” (4). Tout de suite, il veut montrer comment l’Etat est “remis”.
C’est dans le bureau du directeur de cabinet, non dans celui du ministre, que le chef du Gouvernement provisoire reçoit le préfet de police, le délégué général Parodi et Yvon Morandat, un syndicaliste chrétien qui a rejoint Londres dès juin 1940 et qui a pris possession de l’hôtel Matignon le 21 août. De Gaulle reproche à Alexandre Parodi la “grave faute” qu’il a commise en signant le texte du CNR au nom du Gouvernement provisoire – face auquel l’organisme que préside Georges Bidault se pose manifestement en rival. Les trois visiteurs soulignent pour leur part l’irritation du CNR, que le Général a ignoré depuis son entrée dans la capitale, et insistent pour qu’il se rende sans plus attendre à l’Hôtel de Ville. Sans succès : selon l’itinéraire symbolique suivi dans les villes reconquises, le Général se rend d’abord à la Préfecture pour saluer la police parisienne. Entre-temps, il a appris que le général Koenig venait de signer avec le général Bradley l’accord entre l’administration française et les forces alliées – qui enterre le projet de l’AMGOT.
A l’Hôtel de Ville, où il arrive à 19 h 15, le chef du Gouvernement provisoire est accueilli par le président du CNR, Georges Bidault, et par André Tollet, qui préside le Comité parisien de libération (CPL).Dans l’escalier, de Gaulle demande où en est l’épuration et ordonne “qu’on règle cette question en quelques semaines”. Contrairement à ce qui est parfois affirmé, le souvenir des trahisons n’est pas le moins du monde effacé au profit d’une prétendue légende…
Au nom du CPL, c’est le communiste Georges Marrane qui prononce le premier discours (5), parfaitement maladroit, puisqu’il affirme que Paris a été libéré par les FFI et tous les Parisiens sans dire un mot de la Division Leclerc qui a perdu au cours de la journée 45 tués et qui compte 156 blessés. Puis Georges Bidault exalte la Résistance, évoque la mémoire de Jean Moulin, mais reprend le thème d’une victoire principalement obtenue par la révolte du peuple de Paris. Enfin le Général prend la parole et prononce le célèbre discours dont on ne retient que le début : “Paris libéré !… “avec le concours des armées de la France” – l’hommage aux Alliés aura lieu le 29 août, lorsque la 28eme division d’infanterie défile aux Champs-Elysées.
Les commentateurs oublient qu’après avoir évoqué “l’avant-garde” entrée à Paris (la 2eme DB) et “la grande armée française d’Italie” débarquée en Provence le 15 août, le chef du Gouvernement provisoire annonce que “nos braves et chères forces de l’intérieur vont devenir des unités modernes” et appelle au “devoir de guerre, tous les hommes qui sont ici, tous ceux qui nous entendrons en France” en même temps qu’il célèbre l’unité nationale. C’est rétablir de justes proportions entre l’armée régulière et la Résistance intérieure. C’est annoncer que l’insurrection parisienne est terminée et que les combattants civils seront intégrés dans l’armée française. Nous sommes à l’opposé d’une fabrication mythologique : le CNR est remis à sa place avant de disparaître et les manœuvres politiques appuyées par des groupes armés ne seront plus possibles.
Agrégé d’histoire réputé pour son intelligence, Georges Bidault ne comprend ni le sens du discours qu’il vient d’entendre, ni la conception gaullienne du Politique. Alors que le Général va se retirer, le président du CNR le supplie “de proclamer solennellement la République devant le peuple ici rassemblé” et subit une mise au point cinglante : “La République n’a jamais cessé. La France libre, la France combattante, le Comité français de libération nationale, tour à tour l’ont incorporée. Vichy fut toujours nul et non avenu. Moi-même suis le président du gouvernement provisoire de la République. Pourquoi irais-je la proclamer ?”. De Gaulle se met à une fenêtre pour saluer la foule puis s’en va.
Au début de son discours, le Général n’avait pas dissimulé son émotion. Il lui fallait ensuite tenir le dur langage de l’Etat, qui ne fut pas compris par des hommes qui sortaient de plusieurs années de lutte clandestine. Tous exprimèrent, immédiatement ou dans leurs mémoires, la déception, l’incompréhension, la colère qu’ils ont éprouvées au soir du 25 août. Louis Saillant, un cégétiste membre du CNR, propose de convoquer le peuple le lendemain à 17 heures devant l’Hôtel de Ville et de proclamer la République, mais il n’est pas suivi. L’esquisse de légitimation du CNR par la Résistance intérieure se perçoit dans des discours improvisés qui ne reposent sur aucun élément tangible. Le peuple de Paris acclame le général de Gaulle, comme tant d’autres Français en Normandie, en Bretagne, en Ile-de-France, en Provence… Aucune force n’est capable de faire un coup d’éclat qui pourrait avoir un écho dans la population. La coloration politique des FFI (ils sont 100 000 en juin 1944, beaucoup plus en août) est très variée. Les FTP rassemblent 4 000 volontaires mal armés et ne constituent pas un bloc homogène – l’adjoint de Rol-Tanguy, le colonel Lizé, n’est pas communiste. Les Milices patriotiques formées par le Parti ne regroupent que 1 000 à 2 000 militants. En province, les communistes ne parviennent pas à rééditer le scénario corse et partout l’armée française, aux ordres de l’autorité légitime, contrôle la situation. Le rétablissement de l’ordre, qui implique le désarmement des formations de la Résistance intérieure, provoquera, comme à Paris, de douloureuses incompréhensions.
Dernière mise au point : l’Eglise de France. Lors de la marche sur Paris, le chef du Gouvernement provisoire et ses délégués ont observé la désinvolture de plusieurs évêques – celui de Bayeux a refusé le Te Deum et même déploré qu’un protestant, François Coulet, ait été désigné pour administrer une région catholique. C’est à Paris que le conflit éclate. Un Te Deum est prévu à Notre-Dame après la descente des Champs-Elysées mais le cardinal-archevêque de Paris, Emmanuel Suhard, a reçu Pétain en avril 1944 dans la cathédrale et il a participé à l’office lors des obsèques de Philippe Henriot – la principale voix radiophonique de la Collaboration – exécuté par la Résistance le 28 juin 1944. Dans la soirée du 25 août, la décision est prise (sans doute par Alexandre Parodi, peut-être en présence du Général) d’informer le cardinal Suhard qu’il ne doit pas paraître à Notre-Dame (6). Prévenu, l’archevêque est furieux mais ses protestations n’y changeront rien : le 26 août, il sera assigné à résidence, sous la garde de deux policiers. D’autres interdictions de paraître seront signifiées à plusieurs évêques de province, notamment à Marseille. L’Eglise de France paie son pétainisme et des généraux monarchistes et catholiques (De Gaulle, Leclerc) assistés de démocrates-chrétiens (Georges Bidault) font vivre à la France un très court “moment gallican”. Décidément, ce n’est pas un sacre qui a lieu le 26 août. L’Église sera épurée (7), moins fermement que ne le souhaitait Georges Bidault, mais l’attitude de l’Eglise de France et du Vatican pendant la guerre laisseront des souvenirs amers que les historiens viennent souvent réveiller (8).
Au fil de ce récit, aucune place n’a été laissée à l’émotion qu’on retrouvera, intacte, puissante, à la lecture des ouvrages que j’ai cités. La descente des Champs-Elysées est à tous égards une apothéose. Celle du patriotisme français, celle de la souveraineté qui s’affirme encore une fois lorsque le général Gerow veut interdire à la 2eme DB de se poster sur les Champs-Elysées et menace de faire traduire le général Leclerc en cour martiale. Le général américain finit par s’incliner devant la volonté exprimée par le chef du Gouvernement provisoire qui estime, bien avant la Constitution de 1958, que le gouvernement doit pouvoir disposer de la force armée.
Devant l’immense foule rassemblée, le Général s’exclame “Ah ! C’est la mer !” mais prend soin, au début du défilé, de faire passer Georges Bidault, qui s’est placé à sa droite, sur sa gauche afin qu’André Le Troquer, ministre dans son gouvernement, puisse prendre son rang protocolaire. Deux jours plus tard, après avoir confirmé aux “principaux chefs des partisans parisiens” que leurs forces seront versées dans l’armée régulière, le Général signifie au CNR sa disparition : “Dès lors que Paris est arraché à l’ennemi, le Conseil National de la Résistance entre dans l’histoire glorieuse de la libération mais n’a plus de raison d’être en tant qu’organe d’action. C’est le gouvernement qui assume la responsabilité entière” (9).
Tout est dit. Alors que les combats n’ont pas cessé aux portes de la capitale, qui est menacée par une contre-attaque allemande, le peuple de Paris a consacré la légitimité que le général de Gaulle avait affirmée puis confortée au cours de quatre années de guerre.
Cette légitimité est consacrée par une ferveur patriotique qui exprime, en même temps que la joie de la libération, l’unité nationale. C’est une unité politique qui rassemble sous l’égide de deux généraux monarchistes, des communistes, des démocrates-chrétiens, des libéraux. Ils descendent de la petite noblesse d’Ancien régime, appartiennent à la classe ouvrière ou à la bourgeoisie. Il y a beaucoup de catholiques, des athées militants et des centaines de musulmans côtoient des juifs sépharades au sein de la 2eme DB. Conduite par le général Leclerc de Hautecloque, lecteur de L’Action française avant la guerre, la glorieuse division blindée a intégré des communistes, des socialistes et des anarchistes espagnols. C’est le lieutenant Granell (10) qui est choisi pour assurer la protection de la tête du cortège qui descend les Champs-Elysées. Il dispose de quatre half-tracks de la Nueve, aux couleurs de la France libre et de la République espagnole. Trois d’entre eux portent les noms de grandes batailles de la guerre civile – Guernica, Teruel, Guadalajara. Il faut y voir un symbole, dont le sens n’est pas épuisé.
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1/ Pour une description heure par heure des journées du 24, 25 et 26 août : Jean-François Muracciole, Quand de Gaulle libère Paris, juin-août 1944, Odile Jacob, 2024.
2/ Cf. Cyril Garcia, Amado Granell, libérateur de Paris, L’Harmattan, 2016. Préface du colonel Michel Goya.
3/ Cf. Jean-François Muracciole, op. cit. p. 305-307.
4/ Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, II, L’Unité, Plon, 1956, p. 306.
5/ Le texte ne sera pas repris par L’Humanité du lendemain.
6/ L’affaire Suhard est expliquée en détail dans l’ouvrage précité de Jean-François Muracciole.
7/ Cf. avec réserves : Gérard Bardy, Charles le Catholique, De Gaulle et l’Eglise, Plon, 2011.
8/ Cf. Nina Valbousquet, Les âmes tièdes, Le Vatican face à la Shoah, La Découverte, 2024.
9/ Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, Tome 2, op. cit. p. 317.
10/ Après la guerre, Amado Granell militera par l’instauration d’une monarchie constitutionnelle en Espagne. Lire le livre de Cyril Garcia cité plus haut.
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