Aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne la politique pénale a remplacé la politique sociale, et l’Etat pénitence s’est substitué à l’Etat providence. L’Europe continentale importera-t-elle ce modèle détestable ?
On sait que la « main invisible » censée ordonner le fonctionnement harmonieux du marché est une invention destinée à assurer le fonctionnement de l’économie sur le papier. On oublie trop souvent que, dans la réalité, cette main n’est pas visible parce qu’elle est cachée sous un gant de fer : celui des dirigeants politiques qui empêchent par des procédés violents que le libéralisme ne provoque révoltes et révolutions.
La morale des classes dirigeantes est à l’opposé de celle enseignée par les trois monothéismes et par l’humanisme laïc : au lieu de respecter les pauvres, tenons les pauvres en respect. Loïc Wacquant, sociologue de son métier, a étudié ce retournement dialectique, totalement subversif, dans un ouvrage (1) qui met en garde contre la tentation punitive à laquelle l’Europe continentale est en train de céder.
Depuis quelques années déjà, de nombreux reportages télévisés ont vanté les techniques américaines de lutte contre les « violences urbaines » et donné les chiffres impressionnants qui tendent à démontrer l’efficacité de la tolérance zéro. Le cas de New York, examiné de près par Loïc Wacquant, impressionne en effet – mais négativement. La délinquance a baissé, mais on observe une augmentation des exactions policières, souvent racistes, et l’engorgement des tribunaux et des prisons. La violence n’a pas été jugulée, mais seulement déplacée ; et la misère, qui frappe surtout la population afro-américaine, n’a pas reculé. Mais les théoriciens de l’inégalitarisme et les autorités municipales américaines et britanniques, qui traitent les membres des classes pauvres en inférieurs et en ennemis, considèrent que ce refoulement est une victoire : le centre des villes a été « nettoyé ».
Nombre de dirigeants politiques européens sont séduits par les méthodes anglo-saxonnes, et la pénalisation de la misère commence à entrer dans la pratique : harcèlement de certains jeunes par la police, isolement des « quartiers sensibles », répression disproportionnée des « incivilités ». Il suffit de s’informer pour comprendre que la criminalisation des victimes de l’ultralibéralisme est une ignominie morale, un scandale social et une impasse politique.
***
(1) Loïc Wacquant, Les prisons de la misère, Editions Raisons d’agir.
Article publié dans le numéro 743 de « Royaliste » – 26 juin 2000
0 commentaires