Historien militaire et chercheur en études stratégiques, Benoist Bihan est l’auteur d’un ouvrage sur La guerre,la penser & la faire publié aux éditions Jean-Cyrille Godefroy.

Royaliste : En quoi les textes très divers publiés dans votre livre forment-ils un ensemble ?

Benoist Bihan : Ces textes ont comme fil conducteur la relation entre la stratégie contemporaine et l’histoire militaire – mais pas seulement. Je les ai organisés de manière à ce qu’ils puissent constituer un livre de découverte et de réflexion sur la stratégie. Cette réflexion a été nourrie par de nombreux grands penseurs, parmi lesquels Clausewitz bien sûr, les théoriciens français de la Guerre froide tels que les généraux Beaufre et Poirier, et un stratège russe, l’inventeur de l’art opératif : Alexandre Svetchine. Je citerai aussi quelques grands universitaires, eux-mêmes penseurs de la guerre, tels Hans Delbrück et Raymond Aron.

Royaliste : Comment définir la stratégie, la tactique, la doctrine militaire ?

Benoist Bihan : La stratégie et la tactique – deux termes qui nous viennent de la Grèce antique – ont pris leur sens actuel à partir du XVIIIe siècle. Clausewitz a fourni la meilleure définition de la tactique : c’est la théorie du combat, la manière dont on va utiliser les hommes et les armes au combat. La stratégie, c’est plus compliqué. Il s’agit de savoir comment, partant de la politique, l’on va mettre cette politique en action pour “employer les combats favorablement à la guerre” comme l’écrit encore Clausewitz. C’est la politique qui décide des buts de la guerre et la stratégie essaie de concilier ce qui se passe sur le champ de bataille et ce qui se passe au niveau politique.

C’est ici que commencent les difficultés ! Car dans de nombreux cas, on ne sait pas bien employer les combats favorablement à la guerre. Il y en a qui ne mènent nulle part, d’autres dont on ne sait pas tirer les bénéfices… Avec la complexification énorme des armées à partir du XIXe siècle, la stratégie a de plus en plus de mal à bien employer les combats. L’exemple caricatural est celui de la Première Guerre mondiale : la tactique s’adapte assez vite aux conditions nouvelles mais on ne sait pas pour autant comment gagner ! D’où l’art opératif, inventé en URSS dans les années 20, qui vise à donner à la stratégie les moyens qui permettent que les combats soient employés favorablement à la guerre.

La doctrine, c’est encore autre chose. C’est la manière dont une armée donnée, par rapport à un contexte stratégique et par rapport aux buts qu’on lui fixe, va concevoir l’utilisation de ses moyens. C’est donc une certaine orientation qu’on donne à la tactique, à l’art opératif quand on le pratique, et à la stratégie.

Royaliste : Une des parties de votre livre s’appelle “décider”. Or on décide toujours dans l’incertitude. Les plans ne parviennent pas à s’appliquer, il y a le “brouillard de la guerre”…

Benoist Bihan : Notez que le « brouillard de la guerre » est une notion largement façonnée par les Américains dans les années quatre-vingt, et non une formule clausewitzienne comme on le croit souvent ! Clausewitz parle de la “friction” qui est tout autre chose. La friction survient quand vous mettez un système militaire – toute organisation complexe, en fait – en action : il va se passer toutes sortes d’événements fortuits, imprévisibles, qui font dériver la réalité de l’action de l’idée que vous vous en étiez faite. Par exemple, une troupe envoyée surprendre l’ennemi se perd dans le brouillard – pour le coup – et rate son embuscade. Ou bien, un subordonné ne comprend pas un ordre. À l’inverse, il peut aussi vous faire un rapport que vous comprenez de travers… La friction, c’est la résistance que le monde oppose à notre volonté. Même si l’ennemi ne fait rien, c’est déjà difficile d’agir ! Mais quoi qu’il en soit, on se demande ce que l’ennemi a dans la tête, ce qu’il cherche à faire, et c’est un autre facteur d’incertitude. L’incertitude est donc un point central. Or nous sommes de plus en plus mal à l’aise avec l’incertitude, parce que nous sommes dans des sociétés du refus du risque, du “zéro défaut”, du zéro mort. Cela nous handicape car à la guerre, il ne faut pas seulement accepter l’incertitude, il faut prospérer dans l’incertitude.

Royaliste : Pour réduire l’incertitude, il y a le Renseignement. Or vous rappelez dans votre livre que les troupes anglo-américaines sont à 80 km de Berlin en avril 1945 quand Eisenhower décide de ne pas avancer pour prendre Berlin et Prague car les services de renseignement l’informent que les Allemands se regroupent dans les Alpes et que la Ruhr n’est pas encore conquise. Il va sans dire que l’après-guerre aurait été différente si l’offensive s’était poursuivie à l’Ouest…

Benoist Bihan : C’est l’un des plus beaux exemples d’auto-intoxication de la Deuxième Guerre mondiale ! Sur la base de la propagande du IIIe Reich agonisant, qui cultive l’idée d’un réduit bavaro-alpin, les services de renseignement alliés se persuadent, sans avoir la moindre information réelle, que des légions entières de nazis fanatiques vont faire une guérilla dans les montagnes. Dans une situation de vide politique – Roosevelt est mort, Truman pas encore fermement installé au pouvoir – Eisenhower, qui doit décider tout seul, choisit la prudence avec une inconséquence politique totale et sans écouter Churchill qui le presse de prendre Berlin. Ce qui était sans doute possible car les Allemands, qui résistent avec acharnement aux Soviétiques, auraient peut-être combattu moins fermement les alliés occidentaux.

Mais, à peu de semaines d’une victoire d’ores et déjà acquise, Eisenhower reste donc dans l’incertitude. Il sait qu’il a gagné mais il y a le précédent de l’offensive allemande dans les Ardennes en décembre 1944 où le Renseignement allié n’a rien voulu voir venir. C’est un très bel exemple de conditionnement par l’événement. Surpris aux Pays-Bas lors de l’opération Market-Garden en septembre 1944, puis dans les Ardennes, Eisenhower ne voulait pas se faire avoir une troisième fois. Or il n’y avait plus de troisième fois possible pour les Allemands…

Royaliste : Il arrive aussi que le poids de l’expérience historique conduise à des erreurs d’appréciation. Vous prenez l’exemple de la bataille de Koursk en 1943 et vous expliquez qu’à partir de cette bataille les chars ne font plus la percée. Or pendant la Guerre froide, on attendait la ruée des chars soviétiques vers la France…

Benoist Bihan : Tout le monde s’est focalisé sur le char alors que ce n’est qu’une pièce dans un ensemble interarmes beaucoup plus complexe dans lequel l’infanterie, le génie, l’artillerie, l’aviation aussi font la percée aux côtés du char, qui vient ensuite l’exploiter. Dès 1943 et de manière définitive depuis la mécanisation généralisée des armées, le char n’est plus l’arme dominante car il n’y a plus d’arme dominante !

Koursk est ainsi un bon exemple de la manière dont nombre de militaires mais aussi d’universitaires interprètent les leçons de l’histoire. Nous avons toujours une vision imparfaite du passé : les “leçons de l’histoire” sont toujours les leçons de l’histoire telle qu’on la connaît mais les découvertes historiques peuvent venir relativiser ces leçons.

J’ajoute que les historiens, surtout français, se sont beaucoup désintéressés du fait militaire et plus largement de la théorisation. La littérature stratégique est le fait de politistes ou de spécialistes des relations internationales qui ne sont pas des historiens. Or, quand ils ont besoin de références historiques, ils lisent tous les mêmes historiens, pas forcément les plus récents, et y puisent toujours les mêmes exemples alors que la moitié d’entre eux est fausse et que l’autre moitié demanderait à être sérieusement retravaillée. Il y a ainsi de véritables poncifs sur la stratégie. Un exemple connu consiste à dire que la ligne Maginot était inutile à cause du char, ce qui ne fut pas le cas : les Allemands ont dû planifier leur offensive en fonction de son existence mais comme ils ont réussi à la contourner, on en déduit que ce type de système défensif est inutile – même si dans le cas de la ligne Maginot, il était mal conçu – et on insiste sur le primat de l’offensive – alors que depuis 1943 on observe plutôt un primat de la défensive : l’offensive demeure possible, mais avec de grandes difficultés et des pertes sensibles. Sur un seul exemple mal compris, on a pu affirmer que le primat était à l’offensive et que le char était roi – deux erreurs.

Royaliste : Vous dites dans votre livre que l’époque de la République gaullienne est celle d’une grande cohérence entre l’objectif de l’indépendance nationale et la dissuasion nucléaire qui est le moyen de garantir en tout état de cause cette indépendance. Les Américains avaient-ils une conception aussi rigoureuse que la nôtre de la stratégie nucléaire ?

Benoist Bihan : Aux États-Unis, il n’y a ni la même cohérence, ni la même constance. On a vu se succéder plusieurs conceptions, pas nécessairement harmonieuses, de la dissuasion nucléaire. Il y a des conceptions de dissuasion, mais aussi des doctrines d’emploi – y compris d’emploi offensif. Pendant la présidence Eisenhower, la doctrine américaine était beaucoup plus proche de la doctrine française – mais avec les moyens des États-Unis : la doctrine des représailles massives consiste à menacer l’URSS, en cas d’attaque des États-Unis, de dégâts insupportables pour les Soviétiques. C’est une dissuasion du fort au fort, alors que la dissuasion française est une dissuasion du faible au fort. Eisenhower voulait en fait réduire les capacités nucléaires pour limiter la puissance du complexe militaro-industriel. Avec Kennedy, la doctrine devient celle de la riposte graduée, c’est-à-dire d’une escalade progressive. Avec Reagan, la doctrine est beaucoup plus agressive avec l’idée de frappes préemptives – des frappes de faible puissance mais très ciblées contre les forces soviétiques, contraignant ceux-ci à arrêter l’offensive qu’ils auraient déclenchée contre l’Europe de l’Ouest.

Deux décennies plus tôt, au moment où les États-Unis se faisaient peur avec le “missile gap” – la prétendue supériorité numérique des missiles soviétiques – le général Curtis Le May soutenait lui jusqu’à l’idée d’une frappe préventive directement contre l’URSS !

On voit clairement la différence entre la doctrine française, qui est une doctrine de défense nationale, et une doctrine américaine de superpuissance confrontée à une autre superpuissance et qui fait un usage beaucoup plus actif, dans l’ordre déclaratoire, de la doctrine nucléaire. Cette doctrine est un outil de puissance et conditionne la manière dont l’outil militaire est agencé. La doctrine Eisenhower permettait de réduire les moyens conventionnels, la doctrine de la riposte graduée implique leur développement. Depuis la fin de la Guerre froide, la doctrine nucléaire française reste inchangée alors que les États-Unis continuent de faire évoluer leur doctrine et leur vision de l’emploi de l’arme nucléaire.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 1204 de « Royaliste » – Janvier 2021.

 

 

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