A la fin du siècle dernier, Jean Moulin fit l’objet de polémiques passionnées. Après avoir été présenté comme un agent communiste, on en fit un agent américain prêt à abandonner le général de Gaulle ! Dans le livre qu’il a consacré au fondateur du CNR, Pierre Péan a balayé ces supputations, tout en apportant de nombreuses révélations sur la vie de Jean Moulin avant la guerre et sur les circonstances de son arrestation et de sa mort…
La modernité n’y a rien changé : nous regardons toujours les héros avec les yeux d’Homère. Nous voulons croire que l’être héroïque suit un chemin rectiligne qui le conduit vers son destin tragique : l’heure de sa mort est celle des gestes qui assurent sa gloire aux yeux des vivants et pour les siècles futurs.
Selon l’idéal antique, Jean Moulin n’est pas un héros – alors que Joseph Darnand en est un. Ce dernier fut un combattant des deux guerres mondiales, bardé de décorations, homme simple au regard clair, belle tête de soldat – de surcroît remplie des slogans d’un nationalisme sourcilleux. Et c’est fort dignement que le chef de la Milice affronta le peloton d’exécution. On peut être héroïque jusque dans la haute trahison.
Tel que le présente Pierre Péan (1), Jean Moulin apparaît dans sa première vie comme un homme banal : un sous-préfet, qui commence sa carrière à Châteaulin, dans le Finistère ; un coureur de jupons, qui aime les voitures rapides, fréquente les milieux artistes de la capitale et publie des dessins sous la signature de « Romanin » ; un petit-bourgeois près de ses sous. Certes un bon fonctionnaire, cet homme de la préfectorale, mais pas vraiment sympathique ! En tous cas, ce n’est pas l’homme qui vit en attendant l’événement qui, comme on dit, transformera sa vie en destin.
De fait, la carrière du petit sous-préfet n’obéit pas à une obscure nécessité. Mais elle prend un autre sens lorsque Jean Moulin devient en 1936 le chef du cabinet civil de Pierre Cot, ministre de l’Air dans le gouvernement de Front populaire. Les deux hommes se sont rencontrés par hasard au milieu des années vingt et tous deux appartiennent à la tradition radicale. Pierre Cot apprécie les talents d’administrateur de son ami. Il va découvrir ses qualités de militant lorsque Franco tente de renverser la jeune République espagnole. Pierre Péan écrit très justement que c’est en juillet 1936 que Jean Moulin entre en guerre : chargé par son ministre d’expédier clandestinement du matériel militaire en Espagne républicaine, le chef de cabinet accomplit sa mission avec une efficacité remarquable. L’homme de confiance de Pierre Cot ne brille plus seulement par son zèle et ses compétences. Il s’engage dans une bataille qui est à tous égards politique : la victoire des Républicains est conforme à l’intérêt de la France, l’enjeu de la guerre est la liberté des peuples européens, le gouvernement Blum est lui aussi menacé par une insurrection droitiste.
Les prudentes éminences qui murmurent aujourd’hui contre la « pensée unique » pourraient utilement méditer l’exemple de ce grand ancien qui n’a pas hésité à compromettre sa carrière en servant un ministre haï par la droite et agissant dans l’illégalité en compagnie de personnages peu fréquentables – les militants du Komintern, notamment Louis Dolivet et les agents des services soviétiques avec lesquels il coopère activement. Pierre Péan établi ce point de manière incontestable, sans que ces fréquentations permettent de justifier la thèse d’une adhésion de Jean Moulin à la cause communiste. Comme Pierre Cot, Jean Moulin reste un républicain radical, qui fait cause commune avec les Russes pour des raisons d’intérêt national dans une bataille où les lignes d’affrontement idéologiques sont moins claires qu’on ne le dit : l’attaché militaire française à Madrid est royaliste et ferme partisan de l’intervention militaire en Espagne ; Jean Moulin a comme proche collaborateur Henri Manhès, un ancien combattant de la Grande Guerre, qui a milité dans le syndicalisme patronal, adhère aux valeurs de la droite nationaliste et combat dans l’armée républicaine avant de rendre d’importants services à l’équipe de Pierre Cot.
A la veille de la guerre, l’ancien sous-préfet de Châteaulin est un homme préparé aux grandes épreuves. Sans qu’il ait encore couru de risques physiques, il a pris ses décisions politiques, assumé toutes les responsabilités qui en découlent et il est, en dehors des professionnels de l’espionnage, un des Français les mieux entraînés à l’action clandestine. Le voici prédisposé à jouer un rôle, sans qu’on puisse encore deviner lequel.
Lorsque la guerre éclate, un miles gloiosus comme Darnand est programmé pour monter des coups au-delà des premières lignes, et la photographie de ce pur héros fera la première page d’un Match de l’époque. Jean Moulin reste quant à lui dans la grisaille. Après avoir tenté de se faire intégrer dans une unité combattante – il a dépassé de neuf ans la limite d’âge -, il est nommé préfet d’Eure-et-Loir, donc dans un de ces départements de l’arrière où il ne se passe jamais rien. Jean Moulin fait platement son devoir, s’occupe des femmes qu’il aime sans se mêler à l’action politique de ses amis. C’est la débâcle de 1940 qui révèle Jean Moulin à lui-même : face à l’afflux des réfugiés, sous les bombardements, c’est encore un préfet ordinaire jusqu’à ce 17 juin où deux officiers allemands lui demandent de signer un « protocole » établissant que des soldats des troupes coloniales ont massacré des réfugiés français. Le préfet refuse. Il est menacé, sauvagement frappé et jeté dans un cachot où il s’ouvre la gorge. Le récit qu’a fait Jean Moulin de ce suicide manqué est tout le contraire d’une chanson de geste : l’extrême épreuve est vécue dans la douleur et la solitude- son compagnon sénégalais dort à poings fermés – et il n’est question que de la simplicité des « gestes nécessaires à l’accomplissement de ce que l’on croit être son devoir ».
C’est ici que s’ouvre, pour le préfet d’Eure-et-Loir, ce que Rémy appellera « le livre du courage et de la peur » (2). Alors que le héros de l’imagerie militariste, comme celui de la Grèce homérique, cherche sa gloire dans le beau spectacle de sa mort, les Résistants, comme tous les vrais combattants, ne sont pas de preux chevaliers « sans peur ni reproches ». Ils se battent pour vivre librement, ils veulent voir le jour de la libération de la patrie. Ils savent que leur courage est seulement la force, jamais assurée, qui leur permet de dominer leur peur de mourir. Jean Moulin tente de se suicider parce qu’il sait que sa peut risque d’être la plus forte, comme plus tard Pierre Brossolette qui se jettera d’une fenêtre, comme tous ceux qui avalèrent leur pastille de cyanure.
La terrible nuit de juin 1940 ne prédestine pas Jean Moulin à accomplir des actions capitales. Retraçant le chemin qui conduit le préfet de Chartres à Londres, Pierre Péan fait avec justesse la part des circonstances et celle des choix, sans tenter de raconter ce qui ne peut l’être. Il y a le hasard des rencontres de l’été 1940 – par exemple celle d’une ancienne infirmière de Chartres qui s’est réfugiée à Marseille – mais aussi les choix politiques que fait Jean Moulin. Sans cesser de défendre Pierre Cot (qu’on range à tort parmi les responsables de la défaite) il refuse de le suivre à New-York, rompt avec les kominterniens et réussit à se rendre à Londres. Mais, comme toujours, ce sont les moments les plus passionnants et les plus émouvants qui ne sont pas racontables : Jean Moulin et le général de Gaulle, c’est la rencontre de deux combattants et de deux êtres, dont aucun document ni aucun témoignage ne permet de rendre exactement compte.
C’est à partir de cette rencontre que Jean Moulin, résistant sans troupes ni réseaux, prend sa pleine dimension historique. Mais cette histoire est tout le contraire d’une légende : avec Pierre Péan, après Jean-Louis Crémieux-Brilhac (3), nous redécouvrons les violents conflits qui ont opposé les Français libres, la rivalité entre Jean Moulin et Pierre Brossolette, les réactions hostiles que le fondateur du Conseil national de la Résistance suscitait en zone occupée – à commencer par celle d’Henry Frenay, chef du mouvement Combat. Ces relations complexes interdisent la simple évocation. Il faut lire Pierre Péan ligne à ligne, et peser chacun de ses mots, pour saisir les enjeux politiques et démêler certains des fils qui ont conduit les Allemands à Caluire. Auparavant, on retrouvera Darnand, qui envisage de rejoindre Londres. Jean Moulin, l’homme simplement courageux, l’antihéros à l’esprit juste, est favorable à ce ralliement qui permettrait une formidable opération de propagande. Le Général refuse au nom de la morale politique. Un héros ne vaut rien, s’il ne risque pas sa vie pour la patrie : un héros vaut moins que rien s’il tente in extremis de sauver sa peau. Qu’il aille, comme tous les héros, jusqu’au bout de son destin.
De notoriété publique, Darnand était un imbécile qui avait cinquante chances sur cent de se fourvoyer dans un combat qui était tout à la fois militaire, politique, éthique et ontologique. D’autres furent intégralement des salauds, comme cet agent français de la Gestapo (Raymond Richard), diaboliquement intelligent et dont Pierre Péan révèle le rôle destructeur. Certains, dans l’entourage de Frenay, jouèrent avec le feu… Mais toutes les archives n’ont pas encore été retrouvées et Pierre Péan, qui poursuit sa recherche, reste prudent.
L’enquête inachevée est cependant décisive quant à la rectitude des choix de jean Moulin. L’unificateur de la Résistance ne fut ni un agent soviétique, comme l’a prétendu Thierry Wolton, ni un militant communiste. Il n’a pas non plus été tenté de se rallier aux Américains comme le prétend Jacques Baynac dans un livre qui ne repose sur rien : un document récemment retrouvé atteste que l’agent américain que Jean Moulin était censé avoir rencontré fut parachuté à une date qui exclut cette supposition (4).
D’autres tâcherons essaieront sans doute de discréditer le Résistant et de réduire la Résistance – surtout gaulliste – à de misérables affaires de rivalités, d’espionnage et de trahison. Ils n’atteindront pas leur objectif : Jean Moulin n’était ni un héros mythologique, ni un agent double mais un patriote intelligent qui eut tous les courages jusqu’à l’instant de sa mort. Un surhomme n’est pas exemplaire à la différence de Jean Moulin qui fut, d’un bout à l’autre de sa vie, magnifiquement humain.
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(1)Pierre Péan, Vies et morts de Jean Moulin, Fayard, 1998.
(2)Colonel Rémy, Le livre du courage et de la peur, 2 tomes, Solar, 1946.
(3)Jean-Louis Crémieux-Brilhac, La France libre, Gallimard, 1996.
(4)Document publié par Le Nouvel observateur, numéro 1789, 18-24 février 1999. Cf. Thierry Wolton, Le grand recrutement, Paris, Bernard Grasset, 1993 ; Jacques Baynac, Les secrets de l’affaire Jean Moulin, Grasset, 1998.
Article publié dans le numéro 724 de « Royaliste » – 1999
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