Centralien, diplômé de sciences économiques, André Gauron est l’auteur de livres remarqués d’analyse économique. Il fut conseiller de Pierre Bérégovoy de 1982 à 1991. Il examine pour nous les caractéristiques de la reprise dont le gouvernement fait grand cas, et insiste sur les aspects monétaires de la politique de lutte contre le chômage qu’il a traitée globalement dans un ouvrage récent.

Royaliste : On parle depuis plusieurs mois d’une reprise de l’activité économique. Comment analysez-vous cette reprise ? Offre-t-elle des perspectives sérieuses en termes d’emploi ?

André Gauron : Pour l’instant, cette reprise demande à être confirmée. Nous avons eu en début d’année un mouvement tout à fait particulier lié à un cycle de prix dans les biens intermédiaires qui avaient excessivement baissé pendant la récession – ce qui avait entraîné un très fort déstockage. La hausse des prix dans ces secteurs a entraîné un restockage qui a porté la reprise en France et dans la plupart des pays européens au début de 1994. Ceci induit une augmentation des échanges entre nos pays et un léger redémarrage de l’investissement dans le secteur des produits intermédiaires – l’aluminium par exemple. A cela s’est ajoutée la prime automobile, qui a été sensible au printemps mais dont l’effet s’estompe.

Pour que la reprise se confirme, il faudrait que le principal moteur – la consommation des ménages – démarre vraiment. Or, que ce soit en France ou dans la plupart des autres pays européens, ce moteur ne s’allume pas à la différence de ce qui s’est passé aux États-Unis. L’Europe a pour l’instant une politique salariale relativement restrictive et, du fait de ses déficits publics, elle est plutôt conduite à avoir une politique budgétaire restrictive – ou même à procéder comme en Allemagne à des augmentations d’impôts. Nous sommes donc dans une situation où les perspectives de demande sont peu enthousiasmantes pour les entreprises, qui risquent de ne pas accroître pour le moment leurs capacités de production, faute de certitudes quant aux débouchés. A contrario, d’aucuns soutiennent que les entreprises ont pris du retard dans leur modernisation pendant la période de récession et qu’elles vont devoir investir à nouveau. Mais en ce cas l’investissement dans de nouvelles technologies risque de se faire au détriment de l’emploi. Au total, la reprise (si elle devait se consolider) n’est pas suffisante pour faire reculer le chômage.

Royaliste : Quel jugement d’ensemble portez-vous sur la politique économique de M. Balladur ? Est-elle en continuité ou en rupture avec celle du précédent gouvernement ?

André Gauron : Il y a à la fois des éléments de continuité et des éléments de rupture. La continuité, c’est la politique monétaire de stabilisation du franc et de réduction de l’inflation menée en France depuis 1983 : elle donne aux entreprises françaises qui exportent, notamment vers l’Allemagne, un avantage qu’elles n’avaient pas au début des années quatre-vingt. Cette politique monétaire, qui est aussi une politique d’ancrage dans le Système monétaire européen, présente aussi des inconvénients qui ne tiennent pas à la stabilité du franc mais, j’y reviendrai, au caractère incomplet du S.M.E.

Les points de rupture s’observent dans les orientations budgétaires et fiscales prises par l’actuel gouvernement. Sa principale initiative a été de revenir à la politique de privatisation décidée en 1986, mais avec une différence : en 1986, on nous expliquait que les recettes de privatisations devaient avoir pour objet le désendettement de l’Etat ; maintenant, on constate que ces recettes servent à financer les dépenses courantes de l’État, ce qui signifie que la politique budgétaire est beaucoup moins rigoureuse qu’auparavant.

Royaliste : Il y a quelques années, vous avez publié sous pseudonyme un livre intitulé « La bourgeoisie financière au pouvoir ». Comment le groupe dirigeant a-t-il évolué depuis lors ?

André Gauron : La société française poursuit depuis une vingtaine d’années une évolution inquiétante. Progressivement, s’est constituée une oligarchie financière, qui n’est pas uniquement d’origine administrative, mais où le passage par la haute administration est devenu la clé de l’accès  aux postes de direction dans le système financier et dans le système industriel. A l’encontre de cette tendance, qui s’était encore renforcée sous le septennat de M. Giscard d’Estaing, on a cru au début des années quatre-vingt qu’il y aurait un retour à un capitalisme industriel de type familial, avec une succession par héritage : c’était l’époque de Lagardère, de Trigano, de Bouygues… Or les années quatre-vingt-dix marquent une régression de ce capitalisme familial qui avait l’avantage de permettre un pluralisme de l’accès aux responsabilités. Actuellement, le système est en train de se refermer. De ce point de vue, M. Balladur est le fidèle héritier de son maître à penser Georges Pompidou puisque nous observons le retour sous son égide des hauts fonctionnaires dans les postes de contrôle du système industriel et financier.

Ceci est très grave. Comme ce système est contrôlé par deux voies d’accès – l’ENA d’une part et X-Mines ou X-Ponts de l’autre – la mobilité sociale est confisquée par une filière quasi unique. Ce qui interdit par conséquent tout pluralisme des élites, à la différence de ce qui se passe dans beaucoup de pays étrangers. Il ne faut pas s’étonner si, dans ces conditions, le débat politique français est marqué par un extraordinaire conformisme : on retrouve la même élite dans la haute administration, dans les banques, dans les grandes entreprises, dans la classe politique et à la tête des principaux médias. Comme cette élite est passée par le même moule et a donné les mêmes gages dans sa carrière administrative, il y a non seulement uniformité de pensée mais aussi complicité dans les dérives du système comme on le voit avec les « affaires » qui font la une de l’actualité. Dans ce milieu très fermé, les affaires qui nous préoccupent ne sont pas considérées comme le résultat de pratiques anormales : chaque membre de cette élite se conforme au comportement de ses pairs et ne s’aperçoit même plus que ses actes sont contraires à la morale et au droit. Dès lors, la dérive de l’ensemble du système est considérée comme un phénomène normal.

Royaliste : Comment briser le conformisme intellectuel que vous déplorez, notamment dans la manière d’aborder la question de l’emploi ?

André Gauron : La principale cause du haut niveau de chômage est liée à la construction européenne. Souvenons-nous des raisons qui ont conduit à instaurer un système monétaire européen. Dans l’idée d’Helmut Schmidt, il y avait deux étapes. D’abord mettre en place un système de change permettant de stabiliser les monnaies vis-à-vis du dollar et du yen. Il fallait éviter que les uns ne soient entraînés dans leur flottement alors que d’autres avaient intérêt à suivre le Mark comme les pays du Benelux afin de poursuivre l’intégration européenne. Mais le Chancelier Schmidt avait bien compris ce qu’on s’est empressé d’oublier : une zone d’union monétaire dans laquelle les pays gardent la maîtrise de leur politique monétaire, conduit chaque pays à décider de politiques monétaires restrictives en cas de déséquilibre de leurs paiements. D’où la proposition allemande d’une seconde étape de l’union monétaire (prévue pour le 1″ janvier 1980) par mise en commun des réserves de change, afin qu’il n’y ait qu’une seule monnaie vis-à-vis de l’extérieur (chaque pays gardant sa propre monnaie pour ses paiements intérieurs). L’abandon de cette seconde étape a eu des conséquences graves : l’Europe a connu deux récessions, dont elle n’a pas pu sortir par des politiques expansionnistes à la différence des États-Unis.

Royaliste : Pourquoi ?

André Gauron : A cause de la contrainte d’un S.M.E. incomplet, qui implique comme je l’ai dit des contraintes de balance des paiements et par conséquent des politiques restrictives. Souvenez-vous : quand la France en 1981 a tenté de mener, seule, une politique expansionniste, elle a connu un tel déficit de sa balance des paiements qu’elle a dû s’engager dans le fameux tournant de 1983 et mener à son tour des politiques restrictives. Le chômage, s’est principalement développé à deux moments : lors de la récession de 1980-1981 (en 1983 en France) puis avec la récession de 1991-1993. Entre temps, les politiques restrictives nous ont empêché de revenir au niveau de chômage antérieur à la récession. Ce qui fait que l’Europe voit te chômage augmenter massivement en période de récession et n’a pas la capacité, par sa politique économique, d’effacer les effets de la récession.

Royaliste : A-t-on essayé de sortir de cette situation ?

André Gauron : Les gouvernements européens n’ont pas été aveugles. Jacques Delors a lancé en 1988 l’idée d’union économique et monétaire, qui a provoqué un débat au cours duquel sont apparues de sérieuses divergences. Pierre Bérégovoy avait souhaité une méthode à la Schmidt : plutôt que de faire un grand traité et de fixer toutes les étapes, il aurait préféré une étape immédiate consistant à mettre en commun les réserves de change et à créer un fonds monétaire européen indépendant qui aurait eu la responsabilité des interventions sur les marchés internationaux. L’Europe serait ainsi devenue un ensemble solidaire, face à la politique américaine. Or les Allemands et les Anglais ne souhaitaient pas cette solution rapide et ils ont préféré le schéma théorique et le projet à long terme : on a adopté la monnaie unique pour ne rien faire dans l’immédiat et, en effet, rien ne s’est produit. Du coup, les pays européens ont une croissance économique inférieure à la croissance potentielle que l’Europe pourrait avoir.

Pour sortir de cette situation, il faut utiliser l’Institut monétaire européen, qui a l’avantage d’exister, lui donner la responsabilité (qu’il n’a pas) de centraliser et de gérer les réserves de change des États-membres et d’instituer une balance européenne. Il faut aussi créer un marché financier unifié, et affronter les problèmes de gestion de la dette publique, qui a considérablement augmenté. Nous n’échapperons pas à une grande opération de conversion des dettes et il est important que ce problème soit résolu en commun, en décidant que le budget de la Communauté portera, grâce aux contributions nationales, l’endettement public des États.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 631 de « Royaliste » – 28 novembre 1994.

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