Alors que les polémistes se mobilisent autour et surtout contre la Turquie, il importe de faire connaissance, en compagnie d’excellents spécialistes, des réalités d’une nation étrangère à la caricature qu’on en fait.
Il n’y a pas de « question turque » au sens où il y avait autrefois une question d’Orient. Le débat sur l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne est de toute évidence un débat franco-français, où l’on voit partis et groupes politiques monter une affaire turque et s’en servir comme marqueur stratégique et tactique à l’occasion de la campagne des européennes.
Du moins, cette médiocre polémique a-t-elle incité les éditeurs à publier des ouvrages bien informés sur un pays qui n’intéressait jusqu’à présent que trop peu de Français. Parmi ceux-ci, l’ouvrage publié sous l’égide d’Olivier Roy (1) s’impose comme une excellente et très accessible introduction à la Turquie contemporaine.
Bien entendu, la place qu’occupe en Europe et dans l’imaginaire européen cette nation moderne forgée par Mustapha Kemal n’est pas compréhensible sans un retour sur l’histoire de l’empire ottoman très complètement retracée en quelques pages par Robert Mantran.
Il est en revanche regrettable que Jean-Baptiste Duroselle, dans son exposé banal sur la genèse de l’idée européenne, ait cru bon d’expliquer longuement le combat de « l’Europe face aux Turcs » en ne consacrant qu’une ligne à l’alliance nouée entre François Ier et Soliman le Magnifique : on sait que cette alliance fut longtemps une pièce maîtresse du jeu de la France en Europe et avec cette puissance européenne qu’était devenue l’empire ottoman.
A l’exception des douteuses platitudes d’Alfred Grosser, lues et relues ailleurs jusqu’à complète saturation, les contributions des auteurs rassemblés par Olivier Roy sont remarquables par la qualité d’analyses qui ouvrent sur les débats sérieux.
Il importe de s’interroger sur l’avenir de la religion musulmane et du principe de laïcité. Elise Massicard éclaire cette relation complexe avec beaucoup de finesse, montrant, à l’encontre de l’imagerie, que Kemal Ataturk n’a pas séparé l’Etat et la religion puisqu’il avait confié à une direction administrative (le Diyanet) le règlement des questions relatives et à la croyance et au rituel.
Il faut aussi s’informer sur les différents aspects de l’islam turc, dont on parle actuellement à tort et à travers. Il y a bien unité d’un sunnisme hanéfite qui est la religion officielle de la Turquie d’aujourd’hui. Mais Elise Massicard expose aussi la grande diversité des musulmans – kurdes sunnites chaféistes, confréries mystiques et surtout les alévis (entre 10 et 25{9ef37f79404ed75b38bb3fa19d867f5810a6e7939b0d429d6d385a097373e163} de la population).
Quant au parti au pouvoir, il prend sa référence dans l’islam mais c’est un mouvement de centre droit qui évoque les partis démo-chrétiens de l’ouest européen et non pas l’islamisme plus ou moins radical.
Cette dimension religieuse doit être inscrite dans l’histoire de la Turquie moderne dont Olivier Roy indique les grands axes : après la mort de Mustapha Kemal, l’instabilité politique, la dictature militaire et les brèves illusions du panturquisme, le pays se tourne de plus en plus résolument vers l’Union européenne.
Cette orientation est depuis longtemps très affirmée dans le domaine économique. L’union douanière conclue en 1963 entre l’Union européenne et la Turquie a porté ses fruits puisque, en 2003, la moitié de la production de ce pays est exportée vers les nations de l’Union, dont proviennent un peu moins de la moitié des importations turques. Malgré quelques préjugés courants sur l’économie de marché, l’étude de Burcu Gültekin constitue une utile mise au point sur l’évolution économique et sur les difficultés monétaires et financières de la Turquie.
Toutes les questions agitées ces temps-ci par des chroniqueurs pressés sont par ailleurs exposées avec science et mesure, qu’il s’agisse du génocide arménien (Christophe Chiclet) , de Chypre (Ali Kazancigil), de l’immigration turque (Valérie Amiraux), du rôle de l’armée dans le système constitutionnel (Gilles Dorronsoro) ou de la sempiternelle revendication kurde (Hamit Bozarslan).
Grâce à tous ces chercheurs, voici la Turquie enfin présente.
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(1) La Turquie aujourd’hui, Un pays européen ? Ouvrage dirigé par Olivier Roy, Le tour du sujet, Universalis, 2004.
Article publié dans le numéro 839 de « Royaliste » – 24 mai 2004
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