Le débat sur les accords du GATT a souffert comme tant d’autres de simplifications abusives qui ont masqué ses enjeux véritables, pour notre pays comme pour le commerce international. La faute en revient pour une large part à quelques gloires médiatiques qui ont construit un conflit entre les forces du Bien (l’Amérique, le Marché mondial) et la dérisoire résistance du Mal qui s’incarnerait dans la France d’Astérix, tentée par le péché protectionniste et la franchouillardise culturelle. Ces clichés et ces slogans ne sont pas seulement absurdes : ils reflètent une idéologie vague qu’il importe de débusquer.
L’absurdité du prétendu débat entre la « frilosité » nationale et la grande aventure du marché mondial apparaît dès le premier coup d’œil. Le Cycle de l’Uruguay est une négociation entre les représentants de collectivités politiques (nations et empire), qui porte sur l’organisation des marchés de biens et de service, mais aussi sur la constitution de ces marchés puisque ce sont les États qui décident ou non d’inclure tel ou tel domaine – par exemple la culture – et tel ou tel pays.
ILLUSIONS
Par conséquent, le « Marché » n’est pas une donnée première, comme voudraient nous en convaincre les « libéraux », mais une création qui résulte d’une décision politique et qui s’inscrit dans des rapports juridiques dont les fondements sont philosophiques et religieux. Et comme les décisions politiques sont prises par des autorités nationales, nul ne saurait s’indigner que des intérêts nationaux soient fermement défendus lors des négociations nommées à juste titre inter-nationales.
Souligner ces vérités simples serait superflu si le discours à la mode n’excluait pas les réalités nationales selon deux affirmations plus ou moins explicites : celle d’un retour nécessaire à l’échange marchand spontané, celle d’un inévitable dépassement des nations dans le « post-national ». Il est facile de dissiper le rêve brumeux d’une belle origine en rappelant que tout échange économique est plus ou moins strictement déterminé par des relations politiques ou des rites sociaux et religieux. Quant au thème post-national, il demeure énigmatique dans ses formulations positives :
S’agit-il de la supranationalité européiste ? Sa réalisation technocratique (la Commission de Bruxelles) est aujourd’hui rejetée, son idéologie motrice (la démocratie chrétienne) s’est effondrée en Italie dans la corruption et les compromissions maffieuses et meurt en France de sa complaisance molle pour la droite conservatrice et libérale. Surtout, le mythe supranationaliste se heurte à un redoutable dilemme : qui veut un pouvoir supranational est obligé de mettre en œuvre un système de contrainte hors duquel de trop vastes territoires ne peuvent tenir ensemble ; qui veut maintenir la liberté doit renoncer au dépassement rêvé.
Aurait-on la nostalgie de la forme impériale ? L’histoire montre que son principe est dans la conquête militaire, puisqu’un empire se confond toujours (et abusivement) avec l’universel. En outre, si l’empire tolère les communautés professionnelles et les traditions populaires, il laisse volontiers se développer des systèmes d’exploitation des plus faibles, comme on l’a vu en Europe avec le second servage.
Rêverait-on de cités marchandes, sur le modèle de celles qui ont prospéré au Moyen Age et à la Renaissance ? On oublie volontiers que ces cités étaient des États, pas nécessairement démocratiques, qui dirigeaient les affaires économiques et qui étaient exposés aux luttes intestines et aux guerres.
Voudrait-on prendre pour exemple l’Europe selon le traité de Maastricht ? De forme indéterminée, elle est et sera de plus en plus confédérale puisque son Conseil est composé de chefs d’État et de gouvernements nationaux qui conservent, heureusement, leur droit de veto.
PROJET
N’oublions pas, enfin, que le discours post-national conduit volontiers à une mystique du « peuple », au sens ethnique du terme, avec les conséquences terribles que nous connaissons…
Dès lors, que faire pour comprendre le monde et pour l’aménager selon des principes de liberté, de justice et de paix ? D’abord cesser d’absolutiser des catégories politiques et des concepts économiques pour mieux établir des oppositions radicales. Au lieu d’opposer l’État et le Marché, le National et le Mondial, il faut composer les institutions et les domaines, chacun selon son ordre, et en prenant soin des médiations nécessaires.
Il faut, notamment, réaliser la coexistence pacifique des empires et des nations, en limitant tout à la fois la violence impériale par des traités, et la passion nationale par le renforcement des États de droit et de la légitimité historique des divers pouvoirs politiques. Il faut, en même temps, organiser les marchés économiques et financiers sous l’égide des autorités politiques et selon une nouvelle théorie des ensembles continentaux et internationaux, esquissée par le projet de Confédération européenne lancé par François Mitterrand et repris par Philippe Séguin. La tâche est immense. Face à la fiction du marché mondial et à la folie du nationalisme ethnique, elle nous permettra de préserver notre indépendance sans nous retrancher de la communauté des nations.
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Editorial du numéro 611 de « Royaliste » – 13 décembre 1993
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