D’abord ceci, qu’il ne faudra pas oublier : Edith Cresson n’a pas démérité. Victime de l’acharnement médiatique, et surtout de la campagne de dénigrement et de déstabilisation menée par certaines personnalités et certains groupes socialistes, elle a lutté avec ténacité sur tous les fronts sans qu’on lui laisse le temps d’accomplir sa tâche. Sa fidélité à l’esprit de la Résistance, le souci qu’elle avait du développement industriel de notre pays, son aversion pour la gauche mondaine suscitaient, au moins, l’estime. D’ailleurs, les partis de la droite classique ont mené une opposition digne et mesurée, toujours respectueuse de la personne du Premier ministre. A son départ, les mines de carnassiers repus de certains membres de son gouvernement et la joie de Laurent Fabius n’en n’étaient que plus indécentes.

QUOI DE NEUF ?

Fidélité, dignité, mesure. J’entends d’ici ricaner les contempteurs du « moralisme ». Comme si les citoyens tenaient l’efficacité pour le seul critère du bon gouvernement, sans prêter attention à la manière d’être – surtout lorsque les professeurs de vertu sont aux affaires. Je l’ai dit cent fois depuis 1981 : la gauche périra par manque de grandeur, au sens gaullien du terme, et ceux qui lui ont fait confiance lui reprocheront autant ses échecs pratiques que le souverain mépris manifesté par trop de ses dignitaires. Edith Cresson, c’était aussi la cousine pauvre de province qui occupe soudain la place d’honneur à la table des maîtres… Du haut en bas de la société politique, et singulièrement dans la majorité présidentielle, il y a beaucoup de cousines et de cousins pauvres.

On trouvera que j’exagère et il sera facile d’opposer à cette vision subjective de solides raisons politiques et techniques qui permettront d’expliquer le changement de Premier ministre. Les socialistes n’ont-ils pas connu de cinglantes défaites en mars ? Les prochaines échéances ne justifient-elles pas le recours à un traitement de choc ? Sans aucun doute. Mais les responsabilités de Pierre Bérégovoy dans les embarras du précédent gouvernement et dans le recul socialiste ne sont pas moins grandes que celles d’Edith Cresson. Alors pourquoi lui ? Parce qu’il inspire confiance. En quoi ? Je ne saurais vous le dire. Quant au nouveau gouvernement, il vaut ce que valait l’ancien : beaucoup de bons serviteurs de l’État (Élisabeth Guigou, Martine Aubry, Jean-Louis Bianco…), des promus qui méritaient de l’être (Michel Vauzelle), un futur traître au moins (Jean-Marie Rausch) qui, depuis 1988, étale dans les limousines sa jouissance cynique. Où est la nouveauté ? Dans la jeunesse, nous dit-on, dans le style, dans l’audace dont Bernard Tapie ferait l’époustouflante synthèse. Quant à ce personnage, Roland Castro a dit l’essentiel : nommer cet aventurier ministre de la Ville, c’est confondre la tâche ministérielle et le « travail d’image » – ici réduit à un « instantané médiatique » -, c’est confondre l’esprit d’entreprise et l’activité méprisable d’un « prédateur » notoire, c’est sacrifier une politique tardivement entreprise mais solidement conduite par Michel Delebarre à des mises en scène débiles. Le choix de Pierre Bérégovoy est inexcusable.

Mais le programme du gouvernement ? Pas plus que pour les précédents, nous ne le jugerons à partir du pénible exercice de (mauvais) style que constitue une déclaration de politique générale. Observons seulement qu’il y a plus de continuité que d’innovation (sur l’emploi et sur la politique économique annoncée), que le temps manquera pour que les déclarations sur la vertu (la lutte contre la corruption) et sur la sécurité publique soient suivies d’effets… L’électrochoc annoncé n’a pas eu lieu.

SOLITUDES

Pour les onze mois qui restent, nous aurons un honnête homme trop sage là où il faudrait un amateur de tempêtes, un gouvernement refondu sans être renforcé, de bonnes intentions, des distributions utiles et des concessions douteuses là où il faudrait. Je le répète, une révolution culturelle. On ne soigne pas les dépressions nerveuses avec des baisses de T.V.A. ; on ne dissipera pas le trouble identitaire en promenant dans des banlieues anxiogènes un voyou milliardaire ; on ne rassemblera pas la majorité présidentielle – si tant est que cette expression ait encore un sens – autour de MM. Rausch et Zuccarelli. Voici le Parti socialiste seul, comme il l’a toujours souhaité – seul devant la défaite annoncée. Voici M. Bérégovoy prêt à succomber dans l’estime générale au mois de mars prochain. Et voici les Français contraints de choisir, faute de véritable projet, entre la régression « verte », l’hystérie national-populiste ou la médiocrité d’une droite qui n’a pas su repenser sa tradition ni renouveler ses dirigeants.

Cette situation est la nôtre, et celle de l’Europe tout entière : alors que nous sommes dans une période de mutations, aucune force politique démocratique n’est capable de susciter une espérance et bien peu de chefs d’État et de gouvernements sont en mesure de donner des repères. Prenons garde : la séduction terrible de l’idéologie totalitaire est qu’elle semble redonner à la vie son authenticité, un sens à l’aventure, et des certitudes aux esprits éperdus.

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Editorial du numéro 578 de « Royaliste » – 20 avril 1992.

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