Nous avons publié dans nos deux précédents numéros des entretiens avec des représentants de la tradition communiste : l’un avec Roger Martelli, membre du Comité national du Parti communiste et militant « refondateur », l’autre avec Anicet Le Fors, ancien ministre dans les gouvernements Mauroy, aujourd’hui conseiller d’État. Lors des réunions dont ces entretiens offrent un résumé, les débats furent vifs. Bertrand Renouvin en reprend les principaux points dans la réponse que nous publions ci-dessous.

D’abord ce rappel : les royalistes ne peuvent ni ne veulent se substituer aux autres traditions politiques qui composent la nation française pour des raisons qui tiennent aux fondements mêmes de notre pensée et de notre projet : définir le pouvoir comme médiation implique qu’il y ait dans l’espace public démocratique diverses traditions opposées et pluralité d’organisations nécessairement rivales entre lesquelles arbitrer.

Comme la tradition royaliste elle-même, ces traditions et ces organisations sont à la fois des agents et des produits de l’histoire de la nation ; depuis la Révolution de 1789, elles constituent une part importante de l’identité collective, et la France n’est pas intelligible ni vivante sans leur concours. Du point de vue royaliste, comme du point de vue de l’intérêt général, vouloir retrancher telle ou telle tradition relèverait d’un acte arbitraire d’autant plus violent qu’il affecterait à la fois les héritiers de la tradition considérée et le tissu politique de la nation. Libéraux, gaullistes, socialistes, communistes, nationalistes ont donc également droit de cité.

Cette attitude n’a rien d’angélique : nous pouvons mesurer les apports de chacune de nos traditions politiques, mais nous ne saurions oublier que chacune (la nôtre comprise) porte en elle un risque de dérive (autoritaire, tyrannique) et de subversion. D’où la nécessité d’interroger et de critiquer en raison et sur le fond les diverses traditions politiques – les questions stratégiques (rapports avec les organisations selon les principaux enjeux politiques) et tactiques (choix électoraux, en fonction de la conjoncture) venant ensuite, comme conséquences de deuxième et de troisième ordre.

Bien entendu, ce regard sur les traditions politiques et cette hiérarchie des priorités vaut pour le communisme, souvent critiqué (dans sa tradition intellectuelle), pour le Parti communiste français, vivement combattu (dans sa phase soviétique) mais nous n’avons jamais cessé de considérer cette tradition et cette organisation comme parties intégrantes de la collectivité nationale.

Tout en renvoyant à nos livres et à nos articles pour l’historique de ce conflit, il nous est maintenant possible de préciser, grâce à Roger Martelli et à Anicet le Pors, notre position par rapport au communiste tel qu’il se présente aujourd’hui. Pour aller à l’essentiel, je partirai de la question qu’Emmanuel Levinas s’était posée devant moi peu après l’effondrement de l’Union soviétique : si le communisme vient à disparaître, quelle force politique défendra le principe de justice ? De fait, dans l’histoire de notre civilisation, le communisme exprime à travers la révolte des opprimés (Spartacus) une volonté de mise en commun des biens en vue de leur juste répartition selon les besoins de chacun. Mais les communistes critiques reconnaissent volontiers que le système de collectivisation a été un échec patent, dont il ne faut surtout pas reprendre le principe. Nous les avons précédés dans ce constat, tout en estimant qu’il faut séparer du collectivisme la logique de nationalisation des secteurs-clés, dès lors qu’une activité privée « acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait » pour reprendre les termes du Préambule de la Constitution de 1946 qui fait partie de notre « bloc de constitutionnalité ». Cette convergence avec les communistes (et avec les socialistes et les gaullistes qui n’ont pas renié leurs convictions) suppose pour être maintenue qu’ils donnent les plus fermes garanties quant au maintien de la propriété privée.

D’une manière plus générale, il nous parait essentiel que les communistes s’interrogent sur le statut de la liberté dans leur tradition, et plus particulièrement dans la pensée marxiste où il nous paraît pour le moins problématique. Les communistes ont à cet égard un énorme effort à accomplir, proportionnel au totalitarisme que le modèle soviétique a engendré. Plus que la « forme-parti », dont Roger Martelli fait une remarquable critique, cette question des garanties données à la liberté dans et par la tradition communiste nous paraît à tous égards décisive.

Ces garanties données, les communistes ne seraient pas au bout de leurs peines car il leur faudrait encore établir en théorie une relation équilibrée entre les exigences de justice et de liberté – ce qui implique une claire reconnaissance du pouvoir politique dans son rôle symbolique et dans sa fonction médiatrice.

A lire Anicet Le Pors, cette nécessité n’est pas encore reconnue puisque notre invité rejette explicitement la Constitution de 1958 qui, selon nous, a le mérite de reconnaître le principe du pouvoir arbitral. Comment établir une médiation effective sans un médiateur disposant d’une réelle indépendance de situation ? Comment croire encore qu’une assemblée plus nettement représentative compenserait l’affaiblissement du pouvoir politique ? Vieux de deux siècles, le débat entre les monarchistes constitutionnels et les jacobins nous semblait avoir été résolu par le général de Gaulle, qui fonda la « monarchie républicaine », et par François Mitterrand qui la fit accepter par la gauche. Il apparaît aujourd’hui que la gauche jacobine et social-chrétienne veut détruire cette synthèse fragile mais positive. Contrairement à ce qu’elle affirme, ce n’est pas de cette manière qu’elle élargira la démocratie, qui a besoin de l’État de droit.

Tel est, selon nous, le paradoxe qui marque la réflexion d’Anicet le Pors. L’histoire de notre concept de citoyenneté, de notre doctrine de l’intérêt général, de notre principe d’égalité, de notre principe de laïcité (histoire qu’il expose en des termes auxquels nous souscrivons, et sans oublier la part prise par la monarchie capétienne), n’est pas séparable de l’histoire de notre État national. Dès lors, comment la sauvegarde et le développement des principes généraux de notre droit pourraient-ils être assurés, face à l’ultra-libéralisme et à l’européisme, si nous sommes privés des garanties essentielles offertes par un pouvoir politique à la fois symbolique et incarné ? Et qu’adviendrait-il de l’identité de la France, donc de ses citoyens, s’ils ne parvenaient même plus à se retrouver autour d’une légitimité politique – déjà bien réduite, selon nous par rapport à ce qu’elle devrait être ? Voilà qui ouvre, en effet, sur un très long débat…

Venons-en à ce « pôle de radicalité » dont Roger Martelli nous a expliqué le sens et les composantes. Opposés à la gauche et à l’extrême gauche sur la question du pouvoir politique, nous n’en estimons pas moins que l’existence de partis socialiste et communiste fidèles à leur tradition est indispensable pour assurer le bon fonctionnement de la démocratie et pour relancer la dynamique sociale – surtout en un moment où nous sommes exposés à la régression ultralibérale. C’est dire que l’existence d’un « pôle de radicalité » ne nous fait pas peur. Encore faudrait-il que ce rassemblement de contestataires ait une cohérence interne. Tel n’est pas le cas puisque Roger Martelli nous dit que ce « pôle » est composé de communistes, de féministes, d’écologistes, de tiersmondistes – que nous pourrions rejoindre. Mais comment des traditions politiques fortes (la communiste, la royaliste) pourraient-elles s’associer à des groupes qui situent leur action hors de la nation (les tiers-mondistes) ou qui constituent des groupes de pression dont nous avons montré le caractère antipolitique – les écologistes – puisque le naturalisme est étranger au droit, de même que le féminisme « paritaire » qui nie l’unité de la personne humaine et le fait que la raison soit identique en chaque être humain. A nos yeux, rien de positif n’est à attendre de celles et ceux qui se font les agents, plus ou moins conscient, d’une régression dans le biologique. Disons-le autrement : avec les communistes, nous avons en commun l’exigence de justice et le débat avec eux porte sur ses conditions politiques et sa mise en œuvre dans la société ; avec les écologistes et les féministes radicaux, nous n’avons pas de langage commun, ni le même regard sur la nature et sur l’être humain. Comme il ne saurait y avoir de compromis avec les deux groupes de pression évoqués, la critique radicale de la NAR la place en dehors du « pôle de radicalité » : nous ne saurions confondre révolution et subversion.

En outre, ce que nous partageons avec les communistes (l’exigence de justice) n’est pas moins important que ce que nous partageons avec les libéraux authentiques (la liberté comme principe et comme finalité), la tâche historique des royalistes étant de mettre en valeur le principe de légitimité qui permettent de composer les principes de justice et de liberté. Cette vieille théorie (le mot n’est pas péjoratif) que nous réactualisons ne va pas sans une très ancienne stratégie : celle qui consiste à réunir le « parti des politiques » qui est le parti de la respublica, celui qui rassemble les défenseurs de la nation, de l’État, de l’intérêt général, de la tolérance (donc de la laïcité), de l’égalité des citoyens définis selon la même tradition juridique (le droit du sol) et qui récusent l’accaparement partisan et la domination des groupes économiques et financiers.

Né au temps des guerres de Religion, le parti des politiques s’est reconstitué chaque fois qu’il y a eu péril majeur, pour l’unité et (ou) pour l’indépendance de la nation. Ce parti s’est retrouvé, naguère, autour de Henri IV, de Clemenceau, du général de Gaulle – c’est le parti de Valmy, de la Résistance et des grandes conquêtes de la Libération. Il est aujourd’hui virtuellement constitué, dans sa pensée et dans son projet. Il lui manque un fédérateur. Mais cette absence, de plus en plus angoissante, n’empêche pas le dialogue et la confrontation entre ceux qui ont l’habitude de se rassembler dans l’extrême péril : des protestants et des catholiques, un prince d’Orléans et de jeunes républicanistes, des gens de droite et de gauche après l’Appel de 1940.

Déjà dans la rue, la lutte contre la xénophobie et contre la régression sociale nous réunissent. A bientôt !

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Article publié dans le numéro 688 de « Royaliste » – 5 juin 1997

 

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