Il y a un peu plus d’un siècle disparaissait Georges Sorel. Esprit original, penseur majeur du fonctionnement de nos sociétés modernes, il reste pourtant méconnu ou mal connu. Notre ami, l’historien et essayiste Jacques Julliard, a bien voulu restituer pour nous la figure d’un homme, dont l’œuvre foisonnante retrouve aujourd’hui une certaine actualité.
Royaliste : Il y a un mystère Sorel. Julien Freund voyait en lui « probablement le plus grand théoricien politique français depuis la fin du XIXe siècle ». Vous estimez, Jacques Julliard, qu’il reste un « carrefour indispensable ». Pourtant sa disparition, il y a un siècle, n’a donné lieu à aucune commémoration officielle en 2022. Pourquoi sa pensée est-elle aussi absente du débat intellectuel et politique ?
Jacques Julliard : Pour essayer de répondre à cette question et, d’une certaine manière, à ce scandale, je vous dirai qu’on ne sort jamais tout à fait indemne d’une lecture de Sorel. Parce que Sorel est un aventurier de l’intelligence, Sorel est un dissident-né, de sorte que peu de gens ont envie de s’engager dans son œuvre. Parce qu’en s’y engageant, on s’implique beaucoup plus que dans la lecture de tel ou tel auteur. Sorel est un homme seul, il s’est voulu un homme solidaire de la classe ouvrière, pas du tout de façon doctrinale mais d’une manière très modeste. Il n’a jamais voulu être un théoricien. Il s’est toujours présenté comme un sociologue, c’est-à-dire comme quelqu’un qui tire des conclusions de la réalité au lieu d’imposer ses idées à la réalité. Sorel n’a jamais fait école.
Lorsque j’ai fondé les Cahiers Georges Sorel en 1983 en compagnie de Shlomo Sand, il y avait peu de choses sur lui en dehors de quelques livres, parfois importants – je pense par exemple au Pluralisme dramatique de Georges Goriely (1) – mais il n’y avait pas de recherches suivies sur Sorel. Ce que cette équipe d’universitaires a réussi à faire ne visait pas à un effet politique. Nous recherchions quelque chose de plus profond, quelque chose de ce dramatisme moral qu’il y a chez Sorel. Toujours est-il que les socialistes français, je dis bien français, ne se sont jamais intéressés à Sorel. Quand vous ouvrez des histoires ou des anthologies du marxisme et du socialisme en France, il est carrément absent. C’est d’autant plus stupéfiant qu’à l’étranger les choses sont assez différentes. Son pays d’élection, c’est l’Italie. Non seulement parce que Mussolini s’est déclaré son disciple, ce qui lui a valu une certaine célébrité, mais en Italie, d’autres se sont réclamés de lui qui n’étaient nullement fascistes : Gramsci, le grand théoricien marxiste, ne méprisait pas Sorel, il se référait même souvent à lui. On pourrait aussi citer Gobetti, le libéral (2), Benedetto Croce, et les deux socialistes, Antonio et Arturo Labriola (3).
Bref, Sorel existe en Italie, il a sa place dans l’histoire du mouvement social, socialiste et ouvrier italien. En Allemagne aussi, il tient une place non négligeable. Alors que la France est le dernier pays à s’être intéressé à lui. C’est d’autant plus curieux que la France était son champ d’observation privilégié, sur lequel il aurait pu exercer une influence directe. Mais, puisqu’on en est là, d’influence directe, je ne suis pas sûr qu’il en ait eu. En témoigne le mot qu’on prête à Victor Griffuelhes (4), le secrétaire général de la CGT d’avant 1914 : quand on lui demandait s’il lisait Sorel, il répondait : « Non, moi je lis Alexandre Dumas ! ». Il y avait un anti-intellectualisme, d’ailleurs très sorélien, pour le coup, dans la CGT d’avant 1914. Même si je pense que ce témoignage est apocryphe. Sorel avait des relations suivies avec les dirigeants ouvriers. plus que l’anecdote ne le dit. Mais jamais au grand jamais la CGT anarcho-syndicaliste, syndicaliste révolutionnaire ou, comme j’ai proposé de la nommer car cela me paraît plus juste, d’action directe, n’allait chercher des recettes dans les œuvres de Sorel. En revanche, Sorel allait chercher dans les comportements, les actions et même les écrits de la CGT de l’époque, la source de son inspiration.
Quand Sartre parle de Sorel, il dit que c’est un fasciste et le mot est resté. Les gens n’ont pas lu Sorel mais ils savent par Sartre que c’est un fasciste. Althusser dit « l’Allemagne a eu Marx et Engels et le premier Kautsky, la Pologne Rosa Luxembourg, la Russie Plekhanov et Lénine, l’Italie Labriola, quand nous avions Sorel !». Autant dire le mépris dans lequel il tenait Sorel. Donc, comme l’écrit justement Pierre-André Taguieff, qui publie en mai une introduction aux Réflexions sur la violence (Krisis) : « Qui donc à gauche se soucie désormais des vertus héroïques, de l’élévation morale du peuple ou de la portée morale des mobilisations syndicales ? Le cynisme, la jalousie sociale et le consumérisme semblent avoir gagné la partie. Il s’ensuit que lire Sorel est devenu une aventure risquée ». Je trouve que c’est très juste.
Les détracteurs de Sorel ont souvent insisté sur le caractère déroutant de son œuvre, sur ses contradictions, ses perpétuels « changements de pied ». Dans sa pensée, vous distinguez néanmoins des invariants.
Un mot tout d’abord de ses changements de pied. Ils sont, la plupart du temps, de l’ordre de la politique politicienne. Autrement dit, ils n’engagent pas l’essentiel de sa pensée . Il est vrai qu’il a commencé plutôt royaliste, ce qui tombe très bien pour cette interview, ensuite il se convertit au marxisme, mais il est sensible au révisionnisme de Bernstein (5), jusqu’au jour où il découvre le syndicalisme révolutionnaire. Et puis de nouveau vers 1910 il fait un tour de valse à l’extrême droite, avec l’Action française, et il termine par un hommage à Lénine. Tout cela fait un parcours pour le moins sinueux.
La vérité, c’est que du jour où il a découvert Marx d’abord et le mouvement ouvrier ensuite, il a une sorte de boussole. Et cette boussole, il se la constitue lui-même. Autrement dit, l’invariant de Sorel, c’est le mouvement ouvrier en acte. Ce n’est pas sur la philosophie marxiste – je viens de rappeler que sur le marxisme, il a eu des variations qui se comprennent d’ailleurs -, mais c’est sur le rôle du mouvement ouvrier qu’il est constant et sur son autonomie, l’autonomie de pensée et d’action de la classe ouvrière. A partir du moment où il découvre Marx, il pense que la société est faite de classes et que ces classes s’affrontent à certains moments, s’allient à d’autres moments mais toujours en fonction de leurs propres intérêts et de leur propre idéologie. L’autonomie du mouvement ouvrier est l’étoile polaire de Georges Sorel à partir de ce moment-là.
Sorel manifeste dans toute son œuvre une grande méfiance à l’égard de l’Etat. Comment l’analysez-vous ? Faut-il y voir l’héritage de Proudhon ?
Il a lu Proudhon, il a reçu l’influence de Proudhon et il retrouve Proudhon à travers le mouvement ouvrier en acte. Et il découvre à cette époque un mouvement ouvrier très antiétatique. Tenez, nous faisons cet entretien au moment où se déroulent, à l’heure qu’il est, de grandes manifestations contre la réforme des retraites. Or, lorsqu’apparaissent les retraites ouvrières en 1910, le mouvement ouvrier est contre parce que c’est une chose étatique. Les syndicalistes pensent non sans quelque raison, que l’âge auquel on pourra bénéficier de la retraite coïncide avec l’âge moyen du décès des ouvriers (cela avait été calculé ainsi en Allemagne précédemment, du temps de Bismarck), ce qui n’est plus du tout vrai aujourd’hui, naturellement. Je dirais que cette méfiance à l’égard de l’Etat est assez spécifique au mouvement ouvrier français parce que, au fond, le mouvement ouvrier français n’avait pas besoin de Marx pour découvrir le marxisme, alors que le mouvement ouvrier allemand avait besoin de Marx. Le mouvement ouvrier français était spontanément marxien (pas tout à fait marxiste), mais il avait son indépendance, y compris vis-à-vis d’une pensée qui s’efforçait de théoriser son action.
Sorel est aussi farouchement antijacobin, au point que l’historien Zeev Sternhell y voyait le signe d’une pensée réactionnaire. Qu’en pensez-vous ?
Je crois que c’est vrai. Pour les dirigeants du mouvement ouvrier à l’époque, le jacobinisme et la Révolution française elle-même sont nettement caractérisés par le rapport à la bourgeoisie. De sorte que si le mouvement ouvrier a pu se développer pendant tout le XIXe siècle, pendant toute cette période il a rencontré l’hostilité de l’Etat. Cela s’est traduit par tous les épisodes sanglants de 1830, de juin 1848, et de la Commune naturellement. Donc, il n’y a pas besoin de qualifier cet anti-jacobinisme de réactionnaire. Cet anti-jacobinisme coïncide avec les relations plus que tumultueuses que le mouvement ouvrier a entretenues avec l’Etat bourgeois et encore au début du XXe siècle. J’ai travaillé sur des épisodes comme Draveil – Villeneuve-Saint-Georges, où il y a eu des morts. Aujourd’hui, on manifeste contre les retraites, fort heureusement, il n’y a plus de morts. A l’époque c’était courant. Donc, au fond, cette chose qui peut paraître paradoxale est assez logique.
Sorel partage avec les tenants du « socialisme scientifique » l’idée d’un rôle historique du prolétariat, mais sa vision de la société post-capitaliste, celle d’une libre « société des producteurs » est très originale. Au point de verser dans l’utopie sociale dont il avait pourtant horreur ?
Alors que Sorel s’est toujours refusé à donner des conseils et, à plus forte raison, une constitution à la société ouvrière future, qu’ y-a-t-il derrière son idée de « libres producteurs » ? Je pense que, là aussi, il cherche à valoriser dans le mouvement ouvrier français ses tendances à l’auto-organisation. Or ces tendances existent. L’Internationale dit : « Producteurs, sauvons-nous nous-mêmes, travaillons au salut commun ». Autrement dit, l’idée d’auto-organisation n’est pas une invention propre de Sorel, je crois même qu’elle traverse tout le mouvement ouvrier et qu’elle se poursuit jusqu’à nos jours, d’une manière souterraine.
En 1968, cela s’est appelé l’autogestion. Je suis de ceux qui ont contribué dans le cadre de la CFDT avec mon ami Albert Détraz et quelques autres comme Fredo Krumnow, à définir le concept d’autogestion, qui était aussi une manière de faire pièce à la domination à l’époque du communisme, ne nous le cachons pas. Mais cette idée n’a rien d’artificiel, elle correspond à une volonté propre du mouvement ouvrier d’exister en tant que tel. On peut se demander si en triomphant du communisme stalinien, la bourgeoisie n’a pas triomphé aussi du proudhonisme spontané de la classe ouvrière française.
Mais je remarque dans le même temps que dans le mouvement actuel de contestation de la réforme des retraites, il y a une aspiration à repenser le travail. Je crois d’ailleurs que, si l’on veut sortir de cette querelle autour des retraites, qui se reposera probablement d’ici quelques années, il faut aller chercher du côté de l’organisation du travail. De ce point de vue, le confinement lié au Covid a amené beaucoup de gens à remettre en cause leur rapport au travail. De sorte que la vieille utopie – j’ai tort de dire la vieille utopie, il faudrait utiliser le mot sorélien de mythe -le mythe de l’auto-organisation ouvrière a ressurgi sous des formes tout-à-fait inattendues avec ce confinement. C’est à la fois l’effet de l’épidémie elle-même, mais aussi de la technologie qui a permis à beaucoup de salariés de travailler à domicile. Ce n’est pas vrai de la chaudronnerie ou de l’aviation, bien sûr, mais c’est le cas de beaucoup de métiers du tertiaire dans un pays – la France – qui s’est tertiarisé à une cadence et à un degré inimaginables. Je ne serais pas étonné de voir dans les années à venir se produire une sorte de « purge », comme la société française en produit régulièrement, et ressurgir l’idée d’une autre organisation du travail
Je viens de signer le manifeste qui parait dans Marianne contre la réforme des retraites en l’assortissant d’un commentaire : que ce manifeste dépasse la question des retraites et qu’il pose la question de l’organisation du travail. Sur ce plan, pour revenir à Sorel, il n’a pas créé une utopie, il n’a pas proposé un plan, il s’est saisi d’une idée, comme il s’était saisi de l’idée, du mythe de la grève générale. La réorganisation du travail, c’est un mythe naissant ou renaissant dans notre société. Voilà ce qui est tout à fait fascinant et qui donne peut-être à Sorel sinon des lecteurs du moins une actualité que peut-être il n’avait pas il y a vingt ans, dans les années du capitalisme libéral triomphant. Aujourd’hui, on peut le relire, même avec les risques que souligne Taguieff dans son introduction aux Réflexions sur la violence.
Comme Péguy, dont il était proche, Sorel est en révolte contre la décadence des sociétés modernes, l’affaiblissement des mœurs, la médiocrité bourgeoise. Peut-on parler d’un Sorel moraliste ?
La réponse est clairement oui. Dans une lettre du 6 mai 1907 au grand philosophe italien Benedetto Croce, Sorel écrit – ce qui prouve d’ailleurs le niveau de ses relations internationales : « Vous avez très bien reconnu quelle est la grande préoccupation de toute ma vie : la genèse historique de la morale. » Il le dit très bien et Taguieff, dans l’introduction à laquelle j’ai déjà fait allusion, cite à juste titre cette aspiration morale, à l’héroïsme et au sublime qui est désormais absent de nos sociétés.
Je voudrais citer la conclusion de Taguieff : « En s’installant dans les esprits à gauche comme à droite, l’idéologie du consensus a fait de la division, de la séparation, du conflit autant de noms du diable ; elle a en même temps masqué l’effacement de ce nous qui seul peut nous permettre dans une société démocratique un bon usage des interactions conflictuelles, par-delà la haine et le ressentiment. C’est pourquoi dans la société française contemporaine, la fragmentation, le déchirement et la peur de tous envers tous se sont installés après l’extinction des feux du conflit socialisateur. Et qui donc à gauche se soucie désormais des vertus héroïques, de l’élévation morale des peuples, la portée morale des mobilisations syndicales ? Le cynisme, la jalousie sociale et le consumérisme insatiable semblent avoir gagné la partie ». Il s’ensuit ce que je citais déjà : « lire Sorel est devenu une aventure risquée ».
Je crois effectivement que la morale, une morale à base d’héroïsme, est au fondement de la vision du prolétariat et de l’œuvre de Sorel. De ce point de vue-là, il est peut-être moins original qu’on pourrait le croire : il n’y a pas de grand socialiste qui n’ait au départ une sorte de sursaut moral comparable à celui des pensées, là pour le coup, réactionnaires. Marx est censé lire les lois de l’histoire, mais ce n’est pas vrai. C’est ce qu’il tente de faire dans Le Capital, mais dans Le Manifeste communiste, il invite les ouvriers à se rassembler (« Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !), il prend parti et sur une base morale. Parce qu’il ne fait peut-être pas aussi confiance à l’histoire qu’il le laisse penser dans Le Capital pour aboutir au résultat qu’il escompte ! Donc il serait bon que les ouvriers prennent conscience eux-mêmes de leur mission morale. Je prête peut-être à Marx des pensées très soréliennes mais je crois que ce rapprochement n’est pas indu. Et il serait assez facile de vous démontrer la même chose avec Proudhon. Donc le ressort moral est évident. Je dirai que dans nos sociétés, la droite réactionnaire et la gauche révolutionnaire ont à leur base des soubassements moraux. Seul le capitalisme libéral est conforme à la lecture marxiste et déterministe de l’histoire, celle d’un développement spontané des forces productives. Le vrai lecteur de Marx, c’est l’entrepreneur capitaliste, plus que le meneur de foules socialiste.
A propos du Sorel moraliste, il est très frappant de voir le parallèle qu’il fait en permanence entre l’apparition du christianisme et celle du mouvement ouvrier. Dans beaucoup de ses livres, il rappelle ces deux grandes révolutions morales. N’est-ce pas là où il est le plus original ?
Sans doute. C’est un point que je me reproche de ne pas avoir suffisamment souligné dans ce que j’ai pu écrire sur Sorel et ce que d’ailleurs la plupart des commentateurs de Sorel sous-estiment : son rapport au christianisme. Il y a chez lui une très grande admiration pour le contenu « révolutionnaire » du christianisme, du message de Jésus et de l’irruption de l’Evangile dans l’histoire. Sur ce plan, je crois que sa découverte du christianisme est tout à fait parallèle à celle de Péguy. Je ne sais pas si on n’a jamais écrit un livre de comparaison termes pour termes de Péguy et de Sorel mais dans un livre inédit publié il n’y a pas tellement longtemps de Péguy, L’Esprit de système, il y a bien des passages, comme par exemple la critique du système, qui pourraient être signés de Sorel. A cet égard, je rapprocherai volontiers Péguy, Sorel, de Bernanos et naturellement de Simone Weil. Et c’est pour cela que je trouve lamentable l’espèce de mépris des théoriciens français, de Sartre à Althusser – ils n’ont probablement jamais lu Sorel – et qu’il ne soit pas reconnu au même titre que ceux que nous venons de citer qui ont leur place dans le Panthéon des grands esprits du siècle.
La référence à Proudhon, très présente dans ses écrits, lui sert-elle d’antidote au marxisme orthodoxe ou a-t-il tenté une synthèse entre ces deux courants ?
Je ne crois pas qu’il cherche une synthèse. En termes d’analyse des mécanismes de la société, c’est Marx qui a ses préférences. Jusqu’au bout, il pense que Marx lui a donné des instruments d’appréhension de la société qui valent pour tout le monde. En revanche, en termes non pas d’utopie mais de mythologie au sens sorélien du terme, il est tout entier du côté de Proudhon. Presque tout entier du côté de Marx au niveau de l’analyse, tout entier du côté de Proudhon pour ce qui est du mythe.
Tenez, j’ouvre une parenthèse : j’ai passé beaucoup de temps de ma vie à la CFDT, la fierté de ma vie, ce ne sont pas mes titres universitaires, c’est d’avoir été un des membres parmi d’autres de la direction de la CFDT du temps d’Edmond Maire. Je crois que dans le cheminement de la CFDT, telle que je l’ai connue, il y a eu quelque chose de l’esprit de Sorel. Je continue à suivre avec attention l’évolution de la CFDT. Cette démarche qui a consisté à passer d’une attitude empiriste à la découverte du marxisme comme méthode d’analyse s’est faite dans les années 60-70, celles que j’ai connues. Avec des éléments entiers d’anarcho-syndicalisme que j’ai beaucoup aimés, je pense à mon ami Gilbert Declercq, le leader flamboyant de la CFDT de Loire Atlantique. Avec mes camarades de la CFDT nous sommes devenus marxistes en termes d’analyse et « mythiques » en termes d’idéal.
Avec Giambattista Vico, qu’il a contribué à faire connaître en France, Sorel partage une aversion pour le cartésianisme et des réserves sur la pensée des Lumières. Sur quoi portent ses réserves ?
Sorel voit dans le rationalisme classique de Descartes et des Lumières des pensées fermées, des systèmes. Il y a chez lui comme chez Péguy ou chez Bergson une idée de la vie, je dirais presque du vitalisme, si le mot n’avait pas pris une connotation péjorative. Et la nécessité de laisser vivre la vie à l’intérieur de la pensée, d’une manière qui ne l’étouffe pas. C’est vrai que le rationalisme classique est une construction admirable, mais étouffante et peut-être laisse-t-elle passer quelque chose du vécu. C’est ce qu’ont pensé des gens comme Péguy, Sorel lui-même, probablement Bergson, Heidegger… Nous connaissons très bien le danger de ces pensées vitalistes. La dérive du rationalisme, c’est le stalinisme, la dérive du vitalisme, c’est le fascisme. Donc, l’intellectualisme comporte une forme de totalitarisme et l’anti-intellectualisme aussi. Evidemment, ce qui guettait davantage Sorel à la fin de sa vie, c’était l’anti-intellectualisme. D’où sa détestation de la corporation des intellectuels en tant que telle. Je partage tout à fait cette détestation, je pense qu’un intellectuel est une chose admirable, une coterie d’intellectuels une chose détestable. Je signe parfois des pétitions car on ne peut pas complètement échapper à son temps, mais je pense comme Sorel que l’intellectuel est un homme qui a le devoir d’être seul et qui, à certains moments, doit fermer partout fenêtres et volets.
Jean– Claude Michéa a parlé de George Orwell comme d’un « anarchiste-tory ». Peut-on voir, de la même façon, dans Sorel, un « révolutionnaire conservateur » ?
Ce n’est pas douteux mais je crois que Péguy a tout dit là-dessus : « Une révolution, c’est l’appel d’une tradition dégradée à une tradition plus haute ». Si le mot conservateur est équivoque, on peut lui préférer celui de reconstructeur, de restaurateur. Je n’oublie pas que de toutes les revues où j’ai travaillé, la plus importante pour moi et la moins connue, ce sont Les Cahiers Reconstruction de la minorité de la CFDT, de Paul Vignaux et de gens comme Edmond Maire, Gilbert Declercq – qui étaient d’ailleurs parfois en désaccord entre eux, mais enfin, c’était magnifique et cela s’appelait Reconstruction; s’il y a ce personnage inattendu, cet Ovni pour la société française qu’est aujourd’hui Laurent Berger, c’est parce qu’il y a eu la pensée de Reconstruction.
C’est en ce sens qu’on peut dire que Sorel est conservateur. Il n’est pas conservateur de la pensée bourgeoise, il est conservateur de quelque chose qui tient à un Moyen Age un peu idéalisé. Il ressent plus que quiconque la nécessité de passer d’une tradition dégradée à une tradition plus haute.
La pensée de Sorel a-t-elle trouvé un écho au sein du syndicalisme français ? Sous quels aspects pourrait-elle revenir à la surface dans le débat intellectuel ?
Il y a dans la CFDT d’aujourd’hui quelque chose qui y ressemble. Je me suis rendu dans le pays de Loire à l’invitation de Gilbert Declercq pour faire à Saint-Nazaire une conférence sur Pelloutier (6). Je venais d’entrer au SGEN, Paul Vignaux m’avait littéralement envoyé en stage et Declercq m’a accueilli chez lui plusieurs jours, il m’a fait visiter ses terres syndicales, il m’a même fait connaître les dirigeants de la CGT. Il y avait déjà en germe l’idée d’unité syndicale. Pourquoi retrouve-t-on aujourd’hui une telle unité d’action ? C’est que la CGT est revenue à ses origines. Par bonheur pour elle le parti communiste s’est effondré. Je ne dis pas qu’elle est redevenue anarcho-syndicaliste mais je dis que la CGT est pour partie redevenue elle-même car elle ne subit plus le joug du PC. Et, ce faisant, paradoxalement, elle a rejoint la CFDT qui a fait le chemin inverse. Qu’est-ce qui peut en sortir ? Peut-être à terme une réunification syndicale, sûrement une nouvelle place des syndicats dans la société française. C’est ce double mouvement qui est à mes yeux le plus important plutôt que la question des 64 ans à proprement parler.
Iriez-vous jusqu’à dire, de la même façon, que l’affaiblissement du PS a libéré la CFDT d’une certaine forme de tutelle politique?
Je ne le dirais pas parce que nous n’avons jamais été assujettis au PS. Il nous est arrivé de penser que le PS, dans ses meilleures années, et notamment autour de la figure de Michel Rocard, était en capacité de porter certaines de nos revendications. C’est le PS qui est venu chercher chez nous l’autogestion et pas l’inverse. C’est donc très différent. Depuis des années, la CFDT n’a plus aucun répondant politique et la CGT a perdu le sien. Ce qui fait que l’idée d’autonomie ouvrière resurgit, elle se réalise sous la forme de l’effondrement des partis et de la nécessité pour les syndicats de prendre leurs responsabilités. Cela ne veut pas dire qu’il faut élire, comme je le lis dans la presse, Laurent Berger à la présidence de la République ! Cela veut dire que devant cette carence des partis ou devant le concurrence inquiétante d’un Mélenchon, les syndicats sont tenus d’avoir leur propre ligne. D’ailleurs c’est si vrai que Martinez et Berger cognent et sur Macron et sur Mélenchon. Et cela me fait bien plaisir.
N’assiste-t-on pas alors à la revanche de Sorel ?
Exactement, Sorel est toujours méconnu, inconnu mais il n’est pas absent. Sa façon de saisir notre réalité sociale est remarquable et Julien Freund a raison quand il dit qu’il est probablement un de nos meilleurs esprits politiques. Je ne sais pas si c’est le plus grand mais je n’en vois pas tellement qui ait sa dimension. Mais il est aussi largement responsable de la méconnaissance dont il fait l’objet ou des contresens que l’on a fait sur son œuvre. L’homme qui appelle violence la force et force la violence, il faut pas qu’il se plaigne ensuite de ne pas être compris ! Car la violence de Sorel, c’est une violence légitime, ce que nous appelons couramment la force. Et ce qu’il appelle la force, c’est ce que, dans le langage courant, nous appelons la violence. Cette manie du paradoxe l’a desservi. Il pensait par paradoxe, il avait besoin de provocation à l’égard de son interlocuteur et de lui-même.
La postface aux Réflexions sur la violence, ce « Pour Lénine » qu’il publie en 1919 ne fait-elle pas partie de ces provocations ?
Absolument. Il y a dans cette postface une dernière phrase assez émouvante, qui prouve qu’il y a beaucoup plus de fidélité chez Sorel qu’on ne le dit: « Et voici enfin ce que je me permets d’ajouter pour mon compte personnel : maudites soient les démocraties ploutocratiques qui affament la Russie ! Je ne suis qu’un vieillard dont l’existence est à la merci de minimes accidents. Mais puissé-je, avant de descendre dans la tombe, voir humilier les orgueilleuses démocraties bourgeoises, aujourd’hui cyniquement triomphantes ». Pas mal ! Ceux qui pensent que Sorel était un fasciste ne l’ont pas lu. ■
Propos recueillis par Olivier Moulin et publiés en version courte dans le numéro 1255 de « Royaliste ».
(1). Georges Goriely, Le Pluralisme dramatique de Georges Sorel, Marcel Rivière, 1962.
(2). Piero Gobetti (1901-1926), journaliste et penseur libéral italien, assassiné par les fascistes.
(3). Antonio Labriola (1843-1904), philosophe, un des premiers diffuseur de la pensée marxiste en Italie. Arturo Labriola (1873-1959), économiste, évolua du syndicalisme révolutionnaire au socialisme réformiste.
(4). Victor Griffuelhes (1874-1922), syndicaliste révolutionnaire, il fut secrétaire général de la CGT de 1901 à 1909.
(5). Edouard Bernstein (1850-1932), homme politique et théoricien socialiste allemand. Dirigeant du parti social-démocrate, il remet progressivement en cause les dogmes marxistes et évolue vers un socialisme démocratique, ouvrant ainsi la querelle du révisionnisme.
(6). Fernand Pelloutier (1867-1901), syndicaliste révolutionnaire et libertaire, apôtre de la grève générale, il est à l’origine des bourses du travail qui fusionneront en 1895 avec d’autres syndicats pour donner naissance à la CGT.
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