Protégeons notre industrie

Juin 25, 2007 | Entretien

 

Ancien directeur des études législatives puis Directeur de l’analyse et de la recherche du CNPF devenu Medef, Jean-Luc Gréau est un économiste orthodoxe, autrement dit libéral, auteur d’un livre sur « L’Avenir du capitalisme » que nous avions beaucoup apprécié.

Lors d’un récent Mercredi de la NAR, son analyse de la conjoncture économique et ses propositions avaient suscité un débat de très grande qualité. Nous sommes heureux de reprendre ici ses principales observations et propositions, parfois proches, parfois éloignées de nos propres convictions – mais toujours stimulantes.

Royaliste : Le nouveau président et le nouveau gouvernement sont-ils réellement en mesure d’influer de manière décisive sur la conjoncture économique ?

Jean-Luc Gréau : Soyons très prudents quant à la réalisation du programme du nouveau président de la République. L’expérience montre que Valéry Giscard d’Estaing, François Mitterrand et Jacques Chirac ont successivement déçu leur électorat par des choix très différents de leurs engagements de campagne électorale.

Royaliste : Etes-vous pessimiste ?

Jean-Luc Gréau : Je me borne à constater que l’économie française s’est affaiblie depuis trois ans. Le rapport Pébereau souligne le fait qu’entre 1980 et 2005 la France a connu une croissance moyenne supérieure à 2%. Mais nous sommes maintenant sur une mauvaise pente alors que la croissance mondiale est soutenue depuis 2002 : l’économie américaine s’est relancée, la Chine et l’Inde investissent et exportent massivement, les pays producteurs de matières premières ont engrangé de gros bénéfices : les prix de toutes les matières premières – industrielles, énergétiques, agricoles – ont augmenté de 100 à 400% au cours de ces dernières années.

Mais l’Europe, qui ne produit pas de matières premières et qui a une démographie faible,  est pratiquement au point mort depuis 2002.

La France est elle aussi dans une situation préoccupante : en moyenne, son taux de croissance est inférieure à la moyenne européenne. Plus inquiétant encore : notre commerce extérieur se dégrade (29 milliards d’euros de déficit en 2006) alors que nous avions de bons résultats jusqu’au début de cette décennie.

Royaliste : Comment expliquez-vous ces mauvais résultats ?

Jean-Luc Gréau : Notre niveau de consommation est supérieur à la moyenne européenne  et les produits manufacturés font l’objet d’une forte demande : + 20% entre 2002 et 2006. Or, pendant la même période, la production française de produits manufacturés n’a progressé que de 5% par an !

Sur ce point, il est vain d’incriminer l’euro car la surévaluation de cette monnaie ne joue pas à l’intérieur de la zone euro où l’on voit des pays comme l’Allemagne et l’Espagne obtenir de meilleurs résultats que les nôtres. Il faut reconnaître une perte de compétitivité absolue de la France dans cette zone : sur les huit dernières années, les parts de marché françaises y étaient de 17% en 1998 ; elles sont de 13,5% en 2006.

Royaliste : Quelles sont les causes du déficit de notre balance commerciale ?

Jean-Luc Gréau : L’industrie française est constituée de trois activités principales :

– le BTP : nous sommes au deuxième rang derrière l’Espagne, notre production en 2006 a augmenté de 6% et les effectifs employés de 4,4%. Nous avons atteint un palier, mais tout va bien.

– l’aéronautique et l’espace. La France est le seul concurrent sérieux des Etats-Unis pour les avions, les fusées, les hélicoptères… et notre production aéronautique continue à augmenter.

– l’automobile et les secteurs en amont – la métallurgie et la mécanique. Entre fin 2004 et fin 2006, notre production automobile sur les sites français a baissé de 18%. C’est la première fois que nous observons une telle chute qui s’explique très simplement : nous sommes faibles dans le haut de gamme dont la production n’est pas délocalisée et nous sommes forts dans le bas de gamme qui est délocalisé en Europe de l’Est. Résultat : le solde extérieur automobile, qui était de 12 milliards en 2004, est tombé à moins de 6 milliards en 2006.Or la délocalisation va s’intensifier dans les prochaines années. Le solde déficitaire de notre balance commerciale va donc augmenter.

Royaliste : Le montant de la dette publique française est-il aussi angoissant qu’on le dit ?

Jean-Luc Gréau : Non. Si la France est en faillite, la moitié de la planète l’est aussi… Les dettes publiques du Japon, de l’Italie, de la Belgique, de l’Allemagne sont plus importantes que la dette française, qui était peu importante jusqu’à ces dix dernières années.

C’est avec l’Union économique et monétaire (UEM) que la situation s’est fortement dégradée. En 1992, la France avait une dette publique de 36% du PIB et un déficit public de 1% du PIB : de tous les pays européens, c’était le mieux placé. Mais l’économie française a été assommée par le mark et le franc « forts », elle a perdu des milliers d’entreprises et des centaines de milliers d’emplois, elle a subi une récession suivie d’une stagnation. Les recettes fiscales stagnent, les dépenses augmentent, le chômage explose, les taux d’intérêt sont exceptionnellement élevés : la Banque de France pratique des taux de 9,5% à court terme, alors que l’inflation est à 2% environ. Pendant cette période, le déficit passe de 36% à 58% du PIB en 1997.

La situation n’est donc pas catastrophique mais nous n’allons pas vers une amélioration : les dépenses de santé, de sécurité et d’éducation sont incompressibles et le nouveau gouvernement va réduire ses recettes à cause de la concurrence fiscale avec ses partenaires européens, qui joue sur l’impôt sur les sociétés et, à un moindre degré, sur l’impôt sur le revenu.

Royaliste : La France conserve cependant un certain nombre d’atouts ?

Jean-Luc Gréau : Je vois trois raisons d’espérer :

1/ La France aura dans vingt-cinq ans la population active la plus nombreuse d’Europe : c’est un facteur décisif de puissance. Il faut faire en sorte que les jeunes puissent trouver un travail productif – et pas seulement des petits boulots.

2/ La France est au premier rang mondial pour les infrastructures, l’ingénierie et la qualité de sa main d’œuvre.

3/ Les Français ne sont pas globalement surendettés. La dette des ménages atteint 65 % du revenu disponible brut : elle reste relativement modeste par rapport à celle des ménages espagnols (120%), anglais (150%) hollandais (200%).

 Royaliste : Comment jugez-vous la situation monétaire ?

Jean-Luc Gréau : Contrairement à beaucoup, j’estime que la politique de la BCE est très accommodante. C’est à la faveur de cette politique que l’Espagne et l’Irlande, et même la France, ont connu une explosion de leur marché immobilier. Les taux d’intérêts consentis sont très bas, les entreprises ne souffrent pas de leurs conditions d’emprunt.

L’euro pose problème parce que nous avons des économies divergentes : la croissance industrielle est forte en Allemagne, faible en Italie et en France ; la prospérité de l’Espagne repose quant à elle sur l’immobilier et les services. Il est impossible de faire une politique monétaire commune dans ces conditions.

Royaliste : Quelles solutions proposez-vous ?

Jean-Luc Gréau : Il faut que la France se réindustrialise. Au cours des trente dernières années, toutes nos périodes positives (1978-1980, 1987-1990, 1997-2001) ont été marquées par une progression de la production industrielle au moins égale à 4% par an.

Il faut sortir des 35 heures par la négociation, en proposant des contreparties à une augmentation de la durée du travail. En Allemagne, les coûts unitaires de production ont été drastiquement abaissés au cours de la période Schröder : on a accru la durée du travail sans augmenter les salaires et parfois en les abaissant. Nous sommes donc obligés de suivre le mouvement.

Il faut encourager les entreprises françaises à réinvestir leurs bénéfices plutôt que de les redistribuer à leurs actionnaires. Il faut concentrer la baisse de l’impôt sur les sociétés sur le bénéfice réinvesti et changer l’assiette de la taxe professionnelle qui est uniquement basée sur les immobilisations.

Il faut soutenir les pôles de compétitivité en réalisant des partenariats entre le public et le privé ; nous devons organiser la coopération entre les universités, les laboratoires de recherche, les entreprises françaises et étrangères en différents points du territoire. Nous échapperons ainsi au débat sur les nationalisations et les privatisations.

Il faut protéger notre système industriel. Le solde commercial de la zone euro par rapport au reste du monde ne cesse de se dégrader à cause d’importations massives provenant des pays qui fabriquent à bas coût. Il faut organiser la protection contre la contrefaçon et le piratage. Au mépris des engagements qu’ils avaient pris en avril 1994 à  Marrakech (avril 1994), les pays émergents ne respectent pas les règles de la propriété industrielle et intellectuelle. Il faudrait donc là encore prendre des mesures de protection alors que Bruxelles prépare un marché unique du consommateur pour supprimer toutes les entraves à l’entrée des produits extérieurs sur le marché européen.

Il faut s’efforcer de stabiliser le capital des entreprises : ce sont les entreprises familiales, dont le capital est stable, qui ont dans la durée la plus forte croissance, la plus forte profitabilité et la plus forte création d’emplois. Mais la doctrine de la Commission européenne affirme que les OPA doivent se multiplier.

 Royaliste : Peut-on résorber la dette publique ?

Jean-Luc Gréau : Oui. Il y a deux solutions : la destruction du statut de la fonction publique qui empêche la mobilité des agents publics afin d’affecter les fonctionnaires là où ils sont utiles – avec des garanties fondamentales en termes de rémunération, de carrière et de retraite.

On peut surtout régler le problème de la dette publique, en France et ailleurs, par la monétisation partielle, c’est-à-dire l’émission de monnaie en contrepartie de certaines obligations qui arrivent à échéance. Cela s’est fait dans l’histoire, cela peut se refaire.

L’euro interdit le financement monétaire du déficit. Le problème se posera quand un grand pays européen se trouvera en difficulté, ce qui se produira pour l’Italie, pour l’Allemagne, pour l’Espagne ou pour la France dans les années à venir. Il ne faut pas avoir peur de violer les règles de l’orthodoxie – dont je suis partisan ! – quand il y a des situations de crise. Prenons garde aux événements imprévus, en France, en Europe, dans le monde, qui nous obligeront à reconsidérer les doctrines dominantes.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 907 de « Royaliste » – 25 juin 2007.

 

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