Quand tombent les tyrans

Mai 4, 2003 | Res Publica

Après la dictature du prolétariat, le dépérissement de l’Etat ! Après le « socialisme réel », le communisme réalisé ! Nous avons tous entendu la belle promesse – certains y croient encore.

Pourtant, une dialectique rusée a bouleversé la logique marxiste : c’est l’échec de la dictature du prolétariat transformé en culte du tyran, c’est la dégénérescence mafieuse du système soviétique qui ont permis l’apparition momentanée de ces « sociétés sans Etat » qui faisaient rêver voici une trentaine d’année. Las ! Nous n’avons pas vu un « dépassement » planifié, mais l’effondrement total, révolutionnaire, l’anéantissement tel que les anarchistes l’avaient rêvé.

Là encore, rien ne s’est passé comme prévu. Au lieu d’une société bucolique, libérée, réconciliée avec elle-même, délivrée de toutes les formes d’aliénation – une frénésie d’appropriation individuelle. Songeons à l’Albanie après l’effondrement des pyramides de crédits, à Bagdad après l’arrivée des troupes américaines. Un mot d’ordre implicite a résumé l’action spontanée des masses : « à chacun sa Kalachnikov » et, ensuite, à chacun selon ses besoins par le pillage et si nécessaire par le meurtre. Echec de la prophétie marxienne, triomphe du schéma de Hobbes – celui de la guerre de tous contre tous.

Triomphe apparent. La rapine généralisée ne dure jamais plus de quelques journées. L’Etat absolutiste n’est pas la conclusion nécessaire de la situation d’anarchie. L’anéantissement de la symbolique politique et de l’organisation étatique ne signifie pas qu’il y ait table rase. Ainsi en Irak : le pouvoir est détruit, mais une organisation subsiste sous forme tribale, « ethnique » (les Turkmènes du nord de l’Irak, dont on parle si peu), religieuse (chiites, sunnite, chrétienne), partisane (les communistes) tandis que se réaffirme un sentiment national sous la forme d’un rejet de l’occupant américain.

Cela signifie que le pays se trouve à la croisée des chemins : les tribus, c’est une forme pré-historique de lien social ; la religion ouvre une perspective au-delà de l’histoire ; l’ethnisme est la négation de toute histoire ; l’expression de l’appartenance nationale permet d’envisager un projet collectif selon une nouvelle représentation politique. Aussi, la sympathie pour telle ou telle fraction de la population et les affinités religieuses ne sauraient s’opposer au souci politique, qui doit demeurer primordial si l’on veut éviter de nouvelles violences. Pour résoudre les problèmes concrets, il faut se faire philosophe. Autrement dit, bien mettre en pratique la raison politique.

C’est ce que ne font pas les occupants américains, dans les pays qu’il ont achevé de dévaster. Leur erreur, tragique, est de nier le caractère primordial du pouvoir politique. Elle rejoint la bévue de certains apologistes français de l’Etat de droit qui en viennent à oublier l’Etat et se contentent de veiller à ce qu’il y ait de la production de droit.

Au lieu de s’obstiner dans une administration illusoire des choses sous laquelle prospèrent les trafiquants et les fanatiques, les anglo-saxons devraient relire le « Jules César » de Shakespeare et les Français auraient avantage à s’inspirer du commentaire qu’en fait Daniel Sibony (1). Il ne suffit pas de faire tomber le tyran, ni de tuer dans l’œuf une tyrannie possible, en croyant que le peuple sera heureux qu’on lui rende la liberté et qu’on s’esquive, la tâche accomplie. Les Américains croient se donner le beau rôle. Ils commettent la faute majeure de confondre le gouvernement des hommes et la gestion, plus ou moins déléguée à des supplétifs et à des officines, des problèmes au jour le jour. Un peuple n’est libre que lorsqu’il peut instituer la liberté sous la forme d’un pouvoir politique, capable d’assurer la médiation effectivement symbolique entre le tribal et le religieux, entre le national et le transnational, entre l’exigence de liberté et le principe d’égalité, entre les partis politiques et entre les classes sociales.

A ce propos, il n’est pas inutile de rappeler que l’ancienne Yougoslavie, l’Afghanistan et l’Irak dispose de dynasties royales capables de réaliser cette fonction arbitrale, et de sauver les peuples d’interminables tragédies.

***

(1) Daniel Sibony, Avec Shakespeare, Le Seuil/Points-Essais, 2003.

Editorial de « Royaliste », numéro 816 – 2003

Partagez

0 commentaires