Question noire, problème blanc – par Dominique Decherf

Oct 18, 2022 | Billet invité

 

 

Promu par la presse de droite, l’ouvrage de Douglas Murray abusivement intitulé Abattre l’Occident doit être replacé dans l’histoire de l’antiracisme aux Etats-Unis.  

26 avril 1994, 4 novembre 2008, 25 mai 2019 : l’élection de Nelson Mandela à la présidence de l’Afrique du Sud, celle de Barack Obama à la Maison Blanche, et pour finir la mort de George Floyd à Minneapolis, trois événements de retentissement mondial.

L’effet Floyd est intervenu alors que les deux premiers avaient perdu de leur force. Mais si l’on parle désormais de troisième vague de l’antiracisme aux Etats-Unis c’est plutôt en référence à l’abolition de l’esclavage (1865) puis au mouvement des droits civiques (1965). Si l’ouvrage de Douglas Murray s’ouvre par un rappel d’un mot d’ordre de l’université Stanford en 1987 attribué à Jesse Jackson, le dernier des grands témoins de l’époque de Martin Luther King (assassiné en 1968), qui fut candidat à la candidature démocrate à l’élection présidentielle en 1984 et 1988 et est jusqu’à aujourd’hui une figure tutélaire du mouvement noir, c’est pour marquer l’origine de la promotion des Black studies concurremment au curriculum classique. Mais c’est aussi pour identifier ce que serait le basculement d’une forme d’antiracisme, celui des luttes contre l’Apartheid et la ségrégation, qui furent des luttes légitimes et authentiques, vers une autre version, plus radicale, d’une « guerre » contre « l’Occident » (War on the West, qui est le titre original de son livre traduit abusivement en français par « Abattre l’Occident » (L’artilleur, 2022) ; les sous-titres aussi différent : How to Prevail in an Age of Unreason est devenu : Comment l’Antiracisme est devenu une arme de destruction massive après avoir hésité sur « la guerre culturelle est une menace mortelle »). Bien que ne traitant que d’antiracisme, l’ouvrage a été rangé dans la catégorie multiforme de la littérature sur le « wokisme ».

La définition traditionnelle était claire : était raciste celui qui soutenait le régime d’Apartheid en Afrique du Sud et la ségrégation aux Etats-Unis ; était antiraciste celui qui les combattait. Les victoires acquises dans les années 60 puis 90, couronnées par l’élection du premier « noir » à la Maison Blanche paradoxalement privaient désormais le monde entier de « cause », de but et même de sens. Le monde en noir et blanc, on aurait pu penser qu’il se serait transformé en un monde en couleurs (1). Pas du tout : c’est un mouvement inverse qui s’est produit : un blanc au sens de vide, mais aussi d’une blancheur définie comme une absence de couleur. L’aveugle (colour-blind) a été brutalement exposé à la lumière, une lumière crue, à la fois vive et objet de foi.

Nous allons reprendre ces divers points : racisme woke, antiracisme libéral, antiracisme religieux, racisme systémique, pour conclure sur l’Occident.

Racisme woke

C’est le titre d’un ouvrage paru en 2021 par un linguiste afro-américain, spécialiste des langues créoles et de l’anglais « noir » à l’université de Columbia, John McWhorter, que personne ne connaît en France, sauf un entretien à L’Express (28 décembre 2021), et cité une seule fois par Murray alors qu’il le pille abondamment. La première chose que signale cet auteur est ce que l’avènement de cette troisième vague de l’antiracisme après l’effet Floyd doit à la crise des mouvements noirs aux Etats-Unis post-Obama. Comme si l’élection de ce dernier avait stérilisé – et ringardisé – les antiques organisations de lutte pour l’égalité raciale et contre l’intolérance. Obama n’a pas apporté les réponses attendues. Il était le président de tous les Américains et non des seuls noirs. Il décourageait par sa seule présence la contestation politique fondée sur le racisme. Il encourageait à une forme d’intégration définitive de la communauté noire dans la nation – qui d’ailleurs avait largement commencé à la faveur de l’unanimité patriotique consécutive aux attentats du 11 septembre 2001.

L’effet Floyd a donc pris tout le monde par surprise, d’autant que l’on a constaté à cette occasion l’absence de renouvellement de l’ancienne génération de grands dirigeants noirs. A l’inverse on voit une multiplication des candidatures de noirs aux élections, y compris sous l’étiquette républicaine. Comment expliquer, alors que tout pousse à l’égalité des conditions, qu’un mouvement comme Black Lives Matter ait connu une telle diffusion, y compris à l’extérieur des Etats-Unis, y compris parmi les « Blancs » ? La réponse, selon nos auteurs, est dans la question : le mouvement a été récupéré, instrumentalisé, par des « Blancs », en l’occurrence le phénomène woke. L’antiracisme a changé de genre pour se dissoudre dans l’intersectionnalité. Ce n’est pas ou plus une question de « noirs » mais de « Blancs », un problème blanc.

Antiracisme libéral

J’emprunte ce concept à Florian Gulli, auteur de L’antiracisme trahi. Défense de l’Universel, (PUF, 2022), professeur et secrétaire de la cellule du Parti communiste français à Besançon, qui l’oppose à ce que serait un « antiracisme socialiste ». Libéral aux Etats-Unis a en effet un sens différent de celui qu’il revêt en Europe, égal à radical, à extrême-gauche. A l’origine, l’antiracisme libéral était le fait des militants « blancs » qui, dans les années soixante, soutenaient le mouvement des droits civiques. Leur préoccupation, morale pour beaucoup d’entre eux, était en réalité « libérale » ou « néo-libérale » : elle assurait l’ouverture des élites à la « diversité » par une forme de méritocratie, éventuellement favorisée par une discrimination positive (« affirmative action ») qui a fait débat et de plus en plus à mesure de sa perpétuation indéfinie, mais sans remettre du tout en question le modèle politique et économique.

Le wokisme s’affirme comme une critique radicale de cette « bien-pensance », renvoyant les Blancs « amis des Noirs » à leur propre miroir. Le débat est désormais entre Blancs, polarisé par un ouvrage auquel nos auteurs réagissent tous, écrit par une consultante, américaine blanche, Robin DiAngelo, peu connue, qui publie en 2018 La Fragilité Blanche, sous-titré : Why it’s so hard for White people to talk about racism, traduit en français en 2020 sous le titre : Ce racisme que les Blancs ne voient pas (Les Arènes). Son succès (1,6 million d‘exemplaires) était au départ lié au besoin des entreprises de former leurs employés aux lois qui dénoncent les atteintes racistes dans l’emploi. Il a été décuplé après l’affaire Floyd. Ce qui était remarquable dans le propos de Robin DiAngelo était ce thème de la « fragilité blanche », où Murray voit tout naturellement une forme de masochisme, et donc d’autodestruction et de suicide. Le Blanc tout à coup se découvre comme blanc, réduit à une identité parcellaire, donc fragilisé au lieu d’être le (mâle) dominant. C’est une femme blanche qui assigne les Blancs en général à la blancheur et propose une thérapie de groupe dans des ateliers de rééducation, son manuel est un « missel sectaire » (a prayer-book for a cult) selon McWhorter.

Antiracisme religieux

Le vocable de « religion » est pris négativement par des auteurs qui se revendiquent athées, Douglas Murray comme John McWhorter. Le sous-titre de l’ouvrage de ce dernier, Woke Racism, se lit : « How a new religion has betrayed Black America ». Religion est pris dans l’acception américaine historique du puritanisme et des « réveils religieux » du XIXe siècle. Il est normal dans une telle culture que n’importe quelle protestation prenne des allures de rituel chrétien, comme la génuflexion, ce qui ne signifie pas qu’elle soit religieuse en soi.

Le modèle religieux aux Etats-Unis au plus profond est toutefois reconnaissable : une faute irrémédiable fondée sur un péché originel, insusceptible de rédemption sauf prédestination des « élus » (« The Elect »). Le péché originel c’est d’être blanc. Adam et Eve découvrent qu’ils sont nus, donc découvrent qu’ils sont blancs, de peau et de « pensée ». Ils sont damnés à vie. Être né blanc c’est par définition être raciste, même sans le vouloir. Murray, qui est anglais, y voit plutôt la critique des Lumières (surtout anglaises : Stuart Mill, David Hume) dans sa seconde partie, intitulée Religion. Tous deux sont d’accord sur un constat : le nouvel antiracisme comble un manque de sens ou de récit consécutif à « l’essoufflement » du mouvement civique qui, pour le coup, avec Martin Luther King et ses amis juifs et catholiques, était authentiquement religieux. Mais il succède aussi à la disparition de l’idéologie dominante, le marxisme, ou encore du mythe fondateur, selon McWhorter : « le rapport à l’Afrique n’a plus de sens ». Or il fut longtemps vital. Quel sens a la vie d’un « afro-américain » sinon en Amérique ? Un Noir américain est un Américain noir. On peut penser qu’on verra bientôt disparaître le vocable d’afro comme a disparu celui d’africain-américain.

Racisme systémique

Florian Gulli rappelle l’origine du terme chez Stokely Carmichael en 1967 (Le Black Power. Politique de libération aux Etats-Unis, Payot, 2009). Le racisme n’est pas si important au niveau des relations individuelles que dans l’organisation sociale. Cela a paru évident dans la lutte contre l’Apartheid qui n’était pas une question de droits de l’homme mais de renversement d’un système de pouvoir institutionnel. De même les lois Jim Crow dans les Etats du sud des Etats-Unis. L’appareil juridique a été démantelé. Que reste-t-il ? Le capitalisme. Ce volet est totalement absent de la démonstration de Murray qui ne comporte que quatre parties : Race, Histoire, Religion, Culture. « Where is the beef ? » : Où est passée l’économie ? Où sont les classes sociales ? Or si l’on introduit ces facteurs, on dynamise des notions essentialisées : la société, ce sont ses contradictions qui ouvrent, dit Gulli, à une approche dialectique. Il n’y a aucune dialectique chez les antiracistes précités. Religion ne doit pas être préférée à Idéologie sous prétexte que ce dernier terme serait devenu obsolète. La voie ouverte n’est pas celle du séparatisme, l’addition d’une collection de minorités fermées sur elles-mêmes, mais celle de la conquête de la majorité, soit par coalitions (« arc-en-ciel » chez Mandela) ou par le simple exercice de la démocratie. Une partie du parti démocrate aux Etats-Unis et de la gauche en France sont confrontées à cette alternative.

Néo-conservatisme

On voit bien la menace pesant sur un Occident ramené à la Blancheur. Par provocation, Douglas Murray imagine ce que serait la réponse, qu’il dit actuellement inaudible, de l’éloge quasi-inconditionnel de l’Occident blanc, confondu avec « la » Civilisation. Il définit ainsi indirectement ce qu’il entend par là comme hier Samuel Huntington dans Le choc des civilisations (1993) : la démocratie, le capitalisme, le christianisme, l’écriture, les humanités, Leonard de Vinci, le Bernin, Bach, avec une prédilection esthétique qui tient sans doute à la qualité d’Oxfordien et qu’un Américain tranquille n’exprimerait sans doute pas ainsi. Le Beau donc autant que le Bien et le Bon. Cela autorise Douglas Murray à répéter ce que Pascal Bruckner avait déjà critiqué, comme le rappelle Eugénie Bastié (Le Figaro, 31 août 2022) dans son « sanglot de l’homme blanc », en 1984, en pleine lutte déjà contre les « indigénismes » qui ont droit aussi ici à un développement au chapitre « religion », notamment sur l’attrait des Occidentaux pour les religions exotiques et syncrétiques.

L’Occident ici ne signifie rien qu’une position géographique qui, depuis 1492 au mieux, situe l’est à l’ouest mais surtout ordonne la planète à partir d’un centre unique, le reste étant réduit à des périphéries, et ce même si la terre est ronde (et non pas plate comme l’assure l’éditorialiste du New York Times, Thomas Friedman). Le mouvement qui porte cette vision d’un monde unipolaire est né des « guerres culturelles » des années post-68, y compris l’anti-antiracisme : il s’appelle le « néo-conservatisme », triomphant sous Reagan et Thatcher, déconsidéré après le fiasco de la guerre en Irak de 2003, occulté par l’isolationnisme de Trump mais qui reste sous-jacent. Le jeune Douglas Murray y consacra son premier essai : Neo-Conservatism : Why We Need It (2005).

Dans son introduction à Abattre l’Occident, il reconnaît volontiers que l’effet Floyd à l’étranger fut une manifestation caractérisée de « rage anti-américaine ». Ainsi admet-il indirectement que la question noire et le problème blanc tels qu’ils ont été posés sont indissociables d’une histoire proprement américaine. L’Europe a réagi mais sans du tout posséder cet arrière-plan historique et sociologique et encore moins religieux. Il affirme cependant que cette représentation de l’Amérique est fausse, qu’elle n’est qu’une image que la gauche américaine veut donner. Dès lors, la réalité est peut-être plus proche de ce que l’on peut observer partout à travers le monde. La tentative pour universaliser et « banaliser » le cas Floyd et le ramener au phénomène Woke se heurte à une conception réaliste des relations internationales : « le racisme : au croisement des inégalités mondiales et des inégalités de classe » qui se cristallise autour de la question de l’immigration (Gulli, chapitre 11). Là où Murray, approuvé par Eugénie Bastié, y voit une preuve de l’excellence de l’Occident libre et prospère vers lequel aspire le reste de l’humanité pauvre et dans les chaînes, Gulli y voit la conséquence logique et brutale d’un modèle de développement capitaliste.

Dominique DECHERF

(1) Dominique Decherf, Couleurs, Pascal Galodé, 2012. Sous-titré par l’éditeur : Mémoires d’un ambassadeur de France en Afrique, il aurait pu tout aussi bien s’appeler : « Racismes et antiracismes » tant ces débats y étaient abordés au fond. « L’Apartheid, disait la quatrième de couverture, n’a pas disparu, il s’est mondialisé. »

 

Partagez

0 commentaires