La campagne contre l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne suscite la réaction de trois dirigeants de la Nouvelle Action royaliste, publiée sous forme d’entretien.
Royaliste : Pourquoi ce subit emballement pro-turc ?
Bertrand Renouvin : Les fidèles lecteurs de notre chronique diplomatique savent que nous sommes depuis toujours favorables à l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. Comme le moment décisif approchait, le congrès de la NAR tenu au printemps dernier a confirmé cette position, sans que cela soulève la moindre passion – ni la moindre opposition.
Yvan Aumont : On ne peut même pas dire que nous sommes « pro-turcs. Comme la plupart des membres du Comité directeur et du Conseil national, je n’ai jamais visité ce pays et je connais mal sa culture.
Régine Judicis : J’ai parcouru l’Anatolie, j’aime beaucoup Istanbul. Ce n’est pas pour des raisons esthétiques, ni par sympathie pour la société turque contemporaine (l’attitude des hommes turcs à l’égard des femmes me scandalise) mais pour des raisons politiques que je milite pour l’adhésion de cette nation à l’Union européenne.
Bertrand Renouvin : Je ne me lasse pas de la beauté des mosquées d’Istanbul mais, sur la Turquie, mon regard est plutôt « grec » : Pergame, Priène, Milet, Halicarnasse (Bodrum). Cela n’a rien à voir avec notre décision politique.
Royaliste : Justement, ce choix paraît provocateur…
Yvan Aumont : Comme s’il s’agissait d’épater le lecteur ! L’entrée de la Turquie pose une question diplomatique à laquelle il faut répondre selon un raisonnement tout à fait classique. Pour le bien des peuples, les gouvernements nationaux doivent organiser les relations des Etats en vue de la paix. Ce qui implique la recherche d’un équilibre des nations et une coopération active entre celles-ci.
Depuis cinq siècles, la Turquie est partie prenante dans le jeu des puissances européennes. Elle continue d’être indispensable à l’équilibre européen, notamment par l’influence discrète et complexe mais bien réelle qu’elle continue d’exercer dans les Balkans. Il importe donc que la Turquie soit pleinement intégrée à l’Union européenne : n’oublions pas quede nombreux problèmes balkaniques restent en suspens.
Régine Judicis : Il faut en effet insister sur ce point : les relations diplomatiques concernent les Etats, les aspects idéologiques et sociologiques sont secondaires. Hostile au « socialisme réel » et à l’athéisme militant, le général de Gaulle s’était rapproché de Moscou au grand scandale des atlantistes : la France et l’Union soviétique avaient des intérêts communs sur le continent européen et le Général discernait clairement la continuité russe sous l’idéologie officielle. De même, la nation turque est une donnée historico-politique bien plus importante que ses pulsions islamistes.
Royaliste : Reste une évidence: le territoire turc est principalement situé en Asie.
Bertrand Renouvin : Que la Guyane soit en Amérique latine, que la Réunion soit une île de l’Océan indien ne les empêche pas d’être dans l’Union européenne. Si l’on veut réduire l’Union européenne aux territoires de l’Ouest et du centre du continent, il faut amputer la France de plusieurs départements et d’un immense domaine maritime. L’Europe n’a jamais connu de frontières précises ; elle n’a jamais eu de murailles communes.
Royaliste : On n’en affirme pas moins que l’Union européenne trouve son identité dans la tradition chrétienne.
Régine Judicis : Les Français juifs, musulmans, agnostiques, athées ou tout simplement laïcs sont douloureusement touchés par cet argument. Et les chrétiens protestants et orthodoxes sont non moins gênés car ceux qui invoquent la chrétienté la confondent avec le catholicisme. Certains font comme si nous vivions en l’an mil, avant le schisme entre Rome et Byzance, avant les guerres de religion.
Bertrand Renouvin : Pour en revenir au débat de l’an 2004, cette référence à la chrétienté est d’autant moins pertinente que la Grèce, nation de tradition orthodoxe où le sentiment anti-turc était très fort jusqu’à ces dernières années, est favorable à l’adhésion turque. L’Espagne, de tradition catholique, soutient fermement la candidature de la Turquie. La Bulgarie abrite une forte minorité turcophone et musulmane sans que cela soulève de difficultés.
En France, une minorité nationaliste et farouchement anti-européenne instrumentalise les valeurs chrétiennes pour en faire des principes de ségrégation et d’exclusion. Ceci au mépris de la tradition diplomatique européenne qui chercher à composer les intérêts de ses différentes nations.
Royaliste : Il faudrait tout de même dire clairement où s’arrête l’Europe !
Bertrand Renouvin : Non, justement ! Inscrire des limites dans le marbre d’un traité, c’est exclure à jamais des Etats qui peuvent être progressivement associés puis intégrés dans la dynamique d’ensemble. Nous sommes, nous avons toujours été pour l’Europe sans rivages telle que la définit François Perroux. Cela peut faire sourire – comme lorsque nous envisagions au temps de la guerre froide l’Europe de l’Atlantique à l’Oural. La Russie sera bien entendu partie prenante dans l’Europe confédérale que nous appelons de nos vœux.
Yvan Aumont : Cela vaut pour la Russie comme pour la Turquie : une identité culturelle, nationale et a fortiori impériale, n’est pas un bloc mais le résultat d’un mélange d’apports très divers. C’est la composition et la confrontation (parfois explosive) de ces apports qui créent la dynamique d’une société et d’une civilisation. Même vue de très loin, la Turquie de 2004 n’est pas celle des ottomans : ce n’est pas un empire en expansion mais une nation qui connaît des limites géopolitiques et que Mustapha Kemal a refondée selon les principes de la modernité.
Régine Judicis : A propos des ottomans, il importe de dénoncer les fables historiques qui circulent actuellement. Il n’y a jamais eu d’affrontement multiséculaire de « l’Europe » contre « les Turcs » : les Habsbourg catholiques, adversaires du roi de France, ont affronté les Ottomans alors que François Ier a conclu avec Soliman le magnifique une alliance de revers qui a été reconduite par ses successeurs. Cette alliance politique était aussi une alliance militaire avec un empire musulman qui était en phase d’expansion : les ports de Toulon et de Marseille accueillaient les navires ottomans qui attaquaient en Méditerranée la flotte impériale.
Au 19ème siècle, les Anglais et dans une moindre mesure les Français ont soutenu l’empire ottoman, devenu « l’homme malade de l’Europe ». Les questions religieuses et les différences entre la société ottomane et les sociétés européennes ne pesaient guère face aux exigences de l’équilibre européen.
Bertrand Renouvin : Ces différences n’ont pas été invoquées lors de la signature de l’accord d’association entre la Communauté européenne et la Turquie en 1963, date à laquelle le général de Gaulle était président de la République. Il est vrai qu’à l’époque ceux qui voulaient fonder l’Europe sur la haine de l’ennemi opposaient le « monde libre » au « marxisme asiatique ». A l’époque, la Turquie, pays membre de l’Otan, placé sur une des lignes de front, était dans le bon camp… européen et atlantique.
Il faut aussi se souvenir que le préambule de l’accord d’association « reconnaît que l’appui apporté par la CEE aux efforts du peuple turc pour améliorer son niveau de vie facilitera ultérieurement l’adhésion de la Turquie à la Communauté ». Cela fait plus de quarante ans que la France et partenaires européens et la Turquie ont engagé le processus d’adhésion. Qu’on ne joue pas la surprise et l’effarouchement ! En soutenant l’adhésion de la Turquie, Jacques Chirac s’est tout simplement placé dans la continuité de la politique menée par le général de Gaulle et par François Mitterrand.
Régine Judicis : Ceux qui s’inquiètent aujourd’hui de la concurrence des produits turcs et du problème de l’immigration ressemblent à la poule qui découvre l’œuf qu’elle a pondu : cela fait longtemps que les immigrés turcs viennent en Europe de l’Ouest – notamment en Allemagne. Je rappelle enfin que l’Union européenne et la Turquie ont formé une union douanière, le 31 décembre 1995. C’est neuf ans plus tard qu’on sonne l’alarme !
Royaliste : Ceux qui s’opposent à l’adhésion de la Turquie font valoir la radicalisation de l’islam.
Yvan Aumont : Comme si l’islam était un bloc ! Comme si la radicalisation était une évolution fondamentale et irréversible de ce qu’on appelle à tort le « monde musulman » ! En France, nous avons l’habitude de regarder l’islam sous son aspect arabo-musulman parce que le souvenir de la guerre d’Algérie nous a durablement marqués. Du coup, on méconnaît les spécificités des musulmans turcs sunnites, des iraniens chiites, des musulmans d’Asie centrale ou d’Afrique subsaharienne…
Régine Judicis : En s’appuyant sur les savants ouvrages publiés sur le sujet, il faut dire et redire que les Turcs, comme les musulmans des Balkans, sont généralement des sunnites qui pratiquent une religion tolérante, à l’opposé du traditionalisme rigide des Saoudiens.
On évoque toujours les grands massacres d’Arméniens pendant la première guerre mondiale mais on oublie de dire que la Turquie ottomane comme la Turquie moderne étaient et demeurent étrangères au racisme et à l’antisémitisme.
Bertrand Renouvin : Parce qu’un parti religieux (qui prend Adenauer pour modèle) est actuellement au pouvoir, on oublie le principe juridique de laïcité qui est inscrit dans la Constitution turque – et qui se traduit par le fait que l’Etat contrôle étroitement l’expression religieuse.
Bien entendu on peut dire que les dirigeants du parti AKP sont des hypocrites mais leur indéniables efforts sur le plan législatif ne font que confirmer et conforter une influence européenne beaucoup plus ancienne : en 1926, les Turcs ont adopté un code civil inspiré du code suisse et un code pénal inspiré du code italien et nous savons que la Turquie a signé tous les textes relatifs au respect des droits de l’homme puis décidé en 2002 d’abolir la peine de mort.
Aucune ruse politicienne ne peut tenir face à la logique de transformation sociale qui découle de l’application d’un principe de droit.
Yvan Aumont : Si l’on fait de l’islam un critère de rejet, cela signifie que la Bosnie, pour partie musulmane, le Kosovo, majoritairement musulman, et l’Albanie n’entreront jamais dans l’Union européenne. Qu’on dise franchement qu’on veut exclure ces peuples et ces nations d’une Europe qui est la leur autant qu’elle est nôtre. Mais ce serait inacceptable.
***
Entretien publié dans le numéro 845 de « Royaliste » – 2004
0 commentaires