Renseignement : Les nouveaux enjeux

Oct 24, 2014 | Entretien

 

Les attentats commis par Mohammed Merah en 2012, les enjeux de la guerre civile en Syrie et le scandale des écoutes effectuées par la NSA américaine attirent régulièrement l’attention sur les services de renseignement, qui souffrent dans notre pays d’une suspicion aussi traditionnelle qu’infondée. Quels sont, au juste, les Nouveaux enjeux du renseignement français ? Consultant international, auditeur de l’Institut des Hautes études de Défense nationale, Étienne Pellot a récemment publié (1) avec Bernard Squarcini, créateur voici cinq ans de la Direction centrale du renseignement intérieur, un ouvrage qui permet de faire le point sur l’action de nos services spéciaux.

Royaliste : En France, le Renseignement évoque des images romantiques ou suscite des attitudes méprisantes…

Étienne Pellot : La question des services de renseignements est en effet délicate, car il pèse sur eux une sorte de malédiction qui remonte à l’affaire Dreyfus et qui a été renforcée par différentes affaires : Rainbow Warrior, paillottes corses, etc. Les gouvernements de droite ou de gauche ont pris la sale habitude d’utiliser les Services pour des opérations de basse politique intérieure.

Nos services de renseignements sont méprisés, alors qu’ils sont hautement considérés tant en Grande-Bretagne qu’aux États-Unis. Pourtant, après 1945, les services français issus du BCRA avaient été très influencés par les Britanniques et il est regrettable qu’ils n’aient pas continué sur la voie initialement tracée. Nos Services ont été confrontés à la guerre froide avec un ennemi monolithique et ils se sont surtout souciés de contre-espionnage jusqu’à la chute du Mur. Puis la révolution islamique d’Iran les a fait entrer dans une nouvelle phase, au cours de laquelle la France et ses alliés ont aidé l’Irak. Nous voyons apparaître alors de nouvelles menaces marquées par l’attentat du Drakkar à Beyrouth en 1983 par des islamistes pro-iraniens, par des attentats en France et par des prises d’otages. L’islamisme radical gagne ensuite le monde sunnite sous l’influence de l’idéologie des Frères musulmans, avec comme phénomène marquant la guerre civile en Algérie et les attentats de 1995 dans le métro parisien.

Royaliste : C’est la menace islamique qui a fait naître les intentions de réforme ?

Étienne Pellot : En effet. Face aux extrémistes islamistes, les structures du Renseignement français qui n’étaient plus adaptées et elles souffraient du manque de coordination entre les Renseignements généraux et la DST. Or, face à ce type de menace, la pertinence du renseignement en amont et la surveillance des réseaux implantés est essentielle. La prise de conscience était certaine mais la réforme a été longtemps repoussée alors que la DST et les RG étaient forcés à collaborer notamment dans le traitement – efficace – des attentats de 1995. Un consensus s’est dégagé entre la droite et la gauche en faveur de la fusion et, en 2008, Nicolas Sarkozy a décidé de lancer cette réforme en y mettant les moyens – financiers matériels et humains. En juillet 2008, il y a eu fusion effective de la DST et des RG dans la DCRI et le rattachement de la gendarmerie au ministère de l’Intérieur afin de redonner une place aux renseignements de proximité.

Royaliste : Cette réforme a-telle soulevé des difficultés ?

Étienne Pellot : Oui. Il y a eu des difficultés avec les gendarmes et maints problèmes d’ordre administratif et social. Il y avait aussi le problème de la coordination entre la nouvelle DCRI avec la DGSE, la DRM et la DPSD qui concerne la sécurité de notre système de défense : cette deuxième réforme s’est traduite par la création d’un Coordonnateur du renseignement et par l’attribution de tâches d’analyse au SGDN et par la création d’une Académie du renseignement qui permet aux fonctionnaires des différents services d’échanger. Je regrette à cet égard que cette Académie ne débouche pas sur des recherches et des enseignements universitaires plus poussés.

Par ailleurs, il faut souligner que le Coordonnateur ne coordonne rien faute de moyen et que le pôle majeur demeure la DCRI transformée aujourd’hui en DGSI. Tel est l’état d’inachèvement de cette réforme qui a fait l’objet d’un rapport parlementaire établi par Jean-Jacques Urvoas et Patrice Verchère : leur recommandation principale était l’établissement d’une loi-cadre qui, dans un contexte général de judiciarisation, permettrait de fixer et de légitimer au plus haut niveau de l’État les missions de renseignement, et qui protégerait les agents en mission. Le rapport demandait aussi un contrôle parlementaire efficace sur le recrutement et sur l’usage des fonds. Le rapport Urvoas est resté en panne.

Royaliste : Pourtant, l’affaire Merah aurait dû pousser aux initiatives…

Étienne Pellot : Les assassinats de Toulouse et de Montauban ont fait apparaître un double dysfonctionnement entre le Parquet de Toulouse et celui de Paris et une saisine très tardive de la DCRI. L’affaire Merah nous renvoie au phénomène des « loups solitaires », qui est une nouvelle menace, après celle représentée par les attentats palestiniens soutenus par des États (celui de Munich en 1972), celle du terrorisme islamiste délocalisé et transnational qui se développe au sein de la mouvance Al-Qaïda à partir de 1991. Avec Merah, avec les Tchétchènes de Boston, nous avons affaire à des personnes intégrées dans la société et qui s’auto-radicalisent, surtout par Internet. Il faut bien voir que les mosquées radicales et les associations extrémistes sont efficacement surveillées mais le phénomène du loup solitaire échappe complètement à la rationalité des services dont c’est la hantise.

À la suite des « brillantissimes » interventions américaines et parfois françaises en Afghanistan, en Irak, au Yémen, en Lybie, il s’avère que la fameuse « guerre contre le terrorisme » lancée par George Bush a consisté à jeter de l’huile sur le feu : de nouveaux foyers de djihadisme se sont créés, avec les groupes radicaux de l’Irak et de la Syrie, soutenus par l’Arabie saoudite et le Qatar. Dans cette configuration très dangereuse, nous avons soutenu les opposants au régime syrien, qui s’appuie sur une armée baasiste, nationaliste, et qui protège toutes les minorités du pays. Ce régime n’est certes pas recommandable mais la France aurait dû tenter une médiation au lieu de condamner Bachar al-Assad qui, s’il est tué, sera remplacé par un autre membre de la communauté alaouite, lequel sera soutenu par la minorité alaouite et par les autres minorités. Aujourd’hui, nous voyons de jeunes Français rejoindre les groupes islamistes – au risque que ces jeunes radicalisés et entraînés reviennent commettre des attentats en France. Ce n’est pas seulement en offrant une ligne téléphonique d’accueil à leurs familles éplorées qu’on écartera cette menace… Faudrait-il encore être capable de renouer une relation avec les services spéciaux syriens…

Royaliste : Mais que faire ?

Étienne Pellot : Je vous répondrai en évoquant quelques faits récents. En septembre 2013, après la libération de quatre journalistes pris en otage par des groupes criminels, grâce au paiement d’une rançon et avec l’aide des services turcs, Laurent Fabius déclare que des journalistes étaient entre les mains de l’État islamiste en Irak et au Levant, « groupe fabriqué par les autorités syriennes » affirmait-il ! Cette analyse est fallacieuse ! Ceci au moment même où Jean-Yves Le Drian envoie à Damas un émissaire pour essayer de recréer une coopération technique avec les services syriens ! Cela signifie qu’il n’y a pas de coordination entre les ministères, que l’on fait n’importe quoi et qu’on utilise les services n’importe comment en les accusant quand les choses tournent mal.

Un exemple : on envoie en juin 2013 des agents de la DGSE à Damas pour établir une coopération technique afin que nous puissions disposer de renseignements précis sur les djihadistes français. Mais au même moment, Laurent Fabius appelle à l’élimination d’Assad et le général commandant les services syriens rétorque aux émissaires français qu’il veut bien coopérer mais à condition que le ministre français des Affaires étrangères n’appelle pas à l’élimination de son président. Les choses se sont un peu arrangées depuis. En septembre 2013, la DCRI envoie à Damas deux de ses meilleurs agents et les services syriens acceptent la proposition de coopération en demandant que, sur le plan diplomatique, l’ambassadeur de France à Beyrouth fasse un geste symbolique et vienne deux à trois fois par semaine à Damas. Notre ministre de la Défense a vu l’intérêt de la proposition et après avoir envoyé un émissaire personnel à Damas. Paris a accepté que deux officiels syriens viennent à Paris pour une prise de contact…

Autre exemple, quant à l’instrumentalisation politique de nos services de renseignement : après la publication en août 2013 par Le Monde d’une enquête sur l’utilisation d’armes chimiques par l’armée syrienne, le Premier ministre a sorti une note de neuf pages rédigée par nos Services afin de convaincre le Parlement du bien-fondé de la ligne choisie. Or on s’aperçoit que ce n’est pas une note mais un assemblage d’extraits de rapports : il y a quatre pages contenant des informations bien connues sur l’arsenal chimique syrien, quatre pages qui décomptent les victimes d’armes chimiques et une seule page sur l’attaque du 21 août où tous les paragraphes commencent par « Nous estimons que… », formule habituelle pour signifier qu’il n’y a pas de faits mais qu’on fait du « jus de crâne »… Vous imaginez la fureur des gens des Services devant ce bricolage destiné à justifier une politique que les spécialistes arabisants avaient raison de mettre en doute comme on le voit aujourd’hui… En haut lieu, on dit tout et n’importe quoi et quand les choses tournent mal on accuse les Services. Or ceux-ci ne peuvent pas répondre…

Je voudrais enfin attirer votre attention sur trois points :

– Pour surveiller un suspect, il faut quarante fonctionnaires : il y a donc un problème de moyens humains et financiers. Malgré la faiblesse de ces moyens, il y a des succès et des terroristes neutralisés.

– Il y a aussi un problème diplomatique. Les deux références des terroristes sont les Frères musulmans et les wahhabites saoudiens. Ces derniers sont, comme chacun sait, les grands amis des Américains. Chaque fois qu’on fait une enquête sur les réseaux islamistes, on tombe sur des bailleurs de fonds saoudiens ou qataris. J’ajoute que les Saoudiens ont soutenu les Frères musulmans jusqu’à l’attaque de la grande mosquée en 1979. Ensuite, ils ont préféré soutenir de petits groupes salafistes plutôt qu’une organisation trop bien structurée et dirigée par des gens intelligents.

– Il y a des problèmes spécifiques aux tâches de renseignement : il faut des spécialistes pour comprendre les sociétés, des traducteurs pour les écoutes qui se déroulent parfois dans des dialectes peu connus. Il faut des analystes pour exploiter le renseignement électronique car les satellites ne sont pas suffisants contrairement à ce qu’ont cru les Américains. Il faut le renseignement rapporté du terrain par des hommes et, comme nous l’avons souligné, une « loi cadre ».

***

Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 1064 de « Royaliste » – 24 octobre 2014.

Bernard Squarcini & Étienne Pellot, Renseignement français : nouveaux enjeux, Ellipses, 2013.

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