Connue pour ses reportages sur la Tchétchénie, Anne Nivat est partie, seule, sur les routes d’Afghanistan et d’Irak. Son immense mérite est de dire ce qu’elle a vu et entendu. Tout simplement.
Aller sur place. Parcourir les villes et les campagnes. Observer tous les milieux, écouter tous ceux et toutes celles qui parlent de leur famille, de leur parti, de leur clan. Passer d’une région à l’autre en empruntant divers moyens de transport – si possible collectifs. Rapporter ce que l’on a vu et entendu avec clarté et précision. Tel est le métier du grand reporter, humble et nécessaire.
L’évocation de ce travail difficile paraît banale. Mais ces reportages sur le terrain tendent à se raréfier. Trop d’enquête sont prédéterminées dans le bureau d’un rédacteur en chef. Trop de journalistes fabriquent leurs papiers au bar des grands hôtels et au sortir des réceptions d’ambassade (nous en connaissons quelques uns) ou « bidonnent » allégrement sur des pays où ils n’ont pas mis les pieds.
Anne Nivat est le contraire de ces charlatans qui excellent à se mettre en scène dans des endroits « sécurisés ». Elle a vécu les guerres de Tchétchénie (1) parmi les combattants. Puis elle a parcouru l’Afghanistan et l’Irak, seule, vêtue de manière à se fondre dans la population, logeant chez l’habitant, mangeant avec lui et comme lui, parlant russe avec les Ouzbeks et les Tadjiks, anglais avec les Arabes et les Kurdes.
Dans quelle intention ? Découvrir deux pays qui vivent leur après-guerre, repérer les chemins que leurs peuples et leurs dirigeants pourraient suivre ces prochaines années.
Rien de plus difficile. Ces lendemains de guerre, c’est encore la guerre civile – larvée en Afghanistan, ouverte et de plus en plus violente en Irak. Pour savoir « ce qui se passe vraiment », il faut accepter une vie inconfortable et s’exposer à maints périls : chauffeurs d’une folle audace, enlèvement, balles perdues, assassinat. Mais ces risques, courus avec une tranquille assurance, permettent de mesurer la complexité des situations et d’être saisi par les drames familiaux et les tragédies personnelles.
Le beau talent d’Anne Nivat, c’est d’emmener ses lecteurs là où ils ne peuvent aller : dans un autobus afghan, dans un taxi collectif sur la très dangereuse route qui relie Kaboul à Kandahar, à Mossoul, à Kirkouk et tout naturellement à Bagdad. Sa qualité éminente, c’est d’arriver sans préjugé et de partir sans nous délivrer une sidérante conception du monde. Jamais indifférente au malheur des peuples et à la destinée des êtres, elle relate avec exactitude les opinions et convictions d’un seigneur de la guerre afghan, d’un ancien taleb, d’un royaliste pachtoune, d’un intellectuel kurde, d’un membre de la résistance irakienne aux occupants américains…
Dans ce tableau riche de mille détails, ceux qu’on oublie d’ordinaire sont écoutés avec autant d’attention que les groupes et les personnages qui sont mis en scène par les médias occidentaux. Contrairement à ce qu’on croit à Saint Germain des Prés, Massoud n’est pas glorifié par tous les Afghans, et surtout pas par les habitants de Kaboul ! On veut ignorer chez madame Mitterrand que les différents partis kurdes se promettent la guerre civile au cas où l’indépendance leur serait donnée. On se souvient tout à coup que l’Irak comprend aussi deux millions de Turkmènes persécutés par Saddam Hussein et aujourd’hui menacés par des Kurdes qui veulent s’emparer de Kirkouk, « cité de l’or noir » où la population turcophone est majoritaire… A Bagdad, on rencontre un frère dominicain trop intelligent et lucide pour tomber dans le piège de la guerre des religions et des civilisations.
Femme parmi les femmes, Anne Nivat détruit l’image de troupeaux de créatures enfermées dans leur condition malheureuse. Des femmes afghanes et irakiennes pensent, parlent, espèrent, luttent selon leurs propres enjeux et avec leurs propres moyens contre le retour de l’obscurantisme que les monarchies afghane et irakienne avaient largement dissipé.
La distance du journaliste, être de passage, ne l’empêche pas de porter des messages d’espoir.
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(1) cf. Chienne de guerre, Fayard, 2000 (Prix Albert-Londres) et La guerre qui n’aura pas lieu, Fayard, 2004.
(2) Anne Nivat, Lendemains de guerre en Afghanistan et en Irak, Fayard, 2004.
Article publié dans le numéro 847 de « Royaliste » – 15 novembre 2004
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