La crise de la représentation politique qui se traduit par la montée de l’abstention, par le vote en faveur de partis non institutionnels, tient au fait que les électeurs ne se sentent pas adéquatement représentés par les forces politiques existantes. Le malaise paraît récent, et accidentel. Directeur d’études à l’EHESS, auteur de plusieurs ouvrages sur la représentation politique, Pierre Rosanvallon nous explique qu’il a au contraire des causes lointaines et profondes.
Royaliste : La crise de la représentation politique est-elle un phénomène contemporain ?
Pierre Rosanvallon : Non. C’est un problème qui naît en même temps que la démocratie, car il y a une contradiction entre le principe politique de la démocratie et la réalité sociale. D’une part, on affirme qu’il y a un sujet politique qui devient le nouveau souverain : au moment de la Révolution française, il y a eu translation de la souveraineté, qui passe de la tête du roi au corps de la nation. D’autre part, la société nouvelle ne fait pas exister de peuple concret, charnellement visible. Dans une société d’ordres, celle de l’Ancien régime, la réalité sociale du peuple se donne immédiatement à lire parce que la société et les institutions se recoupent. Dès lors, il est facile de représenter la réalité sociale par les corporations de marchands, par les métiers, par les assemblées provinciales. On peut donc reproduire en miniature la société, et tel est bien le propre des États Généraux ; les juristes disent qu’ils sont l’épitomé regni, le résumé de la société.
Royaliste : Mais, en 1789, la société de veut plus être résumée ainsi…
Pierre Rosanvallon : Ce type de représentation est radicalement détruit par la Révolution française, qui met en place une société d’individus. Comment, en effet, donner une figure collective à cette société individualiste qu’on déclare être le nouveau souverain ?
Pour représenter des individus qui sont très différents, il faut les représenter dans leur abstraction. D’où le principe fondamental des sociétés démocratiques : plus elles veulent l’égalité, plus elles « abstractisent » le social. Il y a donc un mouvement de construction d’une société fictive, qui est au fondement même des démocraties. La fonction du droit, c’est d’abstractiser le social, non seulement pour le penser, mais pour mettre en œuvre l’égalité entre les individus. Et pourtant, il faut donner corps et consistance au peuple. Pendant la Révolution, cela paraît simple : dans l’action, le peuple existe de manière évidente. Quand on voit une manifestation, c’est tout simplement cette masse active. Mais où est le peuple quand on n’est pas dans la chaleur de l’événement, quand la société est au repos ? Le problème de la représentation du peuple devient alors crucial.
Royaliste : C’est au XIXe siècle que se mène la réflexion fondamentale…
Pierre Rosanvallon : En France, le problème a été superbement posé par deux auteurs en 1848. Pour Michelet, le travail de l’historien consiste à doter la société d’une mémoire, d’une personnalité, à la constituer autour d’une personnalité fictive, mais vivante. La grande idée de Michelet, c’est de faire de la société une fiction vivante, qui permettra à chaque individu de se reconnaître dans l’histoire commune. Il faut que le peuple global devienne une personne qui, à travers des récits, des emblèmes, puisse prendre charnellement corps.
Proudhon pose autrement le problème. Selon lui, la démocratie correspond à une mystique mais pas à une sociologie : c’est une mystique, parce qu’on n’a jamais vu le peuple. Il faut donc faire une œuvre de sociologue, en essayant de le découvrir dans le fonctionnement réel de la société – ses groupes, ses classes – afin de retrouver une possibilité de décrire la société dans ses différences. Avec Michelet et Proudhon, nous avons les deux grands programmes de la société moderne : illustrer une personnification générale à travers l’œuvre de mémoire et la projection dans les symboles et dans les grandes figures ; essayer de trouver derrière l’artificialité apparente une naturalité cachée – et ce sera la grande œuvre de la sociologie.
La sociologie est liée à la naissance de la démocratie parce qu’elle essaie de retrouver derrière une société flottante d’individus éparpillés des structures qui permettront de faire vivre politiquement la société. C’est pourquoi on cherche, tout au long du XIXe siècle, à trouver le moyen de représenter la diversité sociale : faut-il une représentation territoriale ? professionnelle ? C’est une interrogation permanente, qui commence en 1848 et qui se prolonge jusqu’à nos jours. Le général de Gaulle connaissait toute la littérature du début du siècle sur la question de la représentation sociale – et il s’en souviendra lorsqu’il proposera la transformation du Sénat en assemblée professionnelle. De même, l’histoire du Conseil Économique et Social s’inscrit dans cette histoire longue de la figuration.
Royaliste : Or, cette figuration est en elle-même problématique…
Pierre Rosanvallon : En effet. Une sociologie peut être imparfaite, alors qu’une représentation doit être parfaite. En effet, en régime démocratique, la voix de chacun compte, donc l’avis de chacun importe, et personne ne doit être oublié. Or le grand problème de la sociologie, c’est qu’elle a toujours laissé des « restes » dans la société : le premier recensement, en 1896, qui tente de saisir toute la société, dans ses métiers etc., laisse de côté des populations « non classées », soit 10{9ef37f79404ed75b38bb3fa19d867f5810a6e7939b0d429d6d385a097373e163} de l’ensemble des Français. Comment représenter ces exclus ? La sociologie ne pouvait donc pas servir de base à la représentation, car dans un système démocratique on ne représente pas les « restes » .
Royaliste : D’où une nouvelle solution…
Pierre Rosanvallon : Elle est apparue à la fin du siècle dernier : faute de pouvoir représenter des individus, ou des catégories sociales, on a trouvé une nouvelle forme d’identification que nous connaissons bien : le parti politique, qui constitue une identité intermédiaire, entre l’univers individuel et l’univers social. Les partis ont été des agents de gestion de la masse : c’est un interface entre le pouvoir et les électeurs. Telle est la thèse classique. Mais il faut voir aussi le parti politique comme le représentant d’une identité, qui est à cheval entre l’univers individualiste des opinions et l’univers sociologique. Jaurès avait très bien vu cela. C’est ainsi qu’est née la démocratie des partis : le vote n’est pas simplement un producteur d’opinions, c’est une manifestation de l’identité. C’est ce qui explique que la carte électorale de la France n’ait guère bougé entre 1849 et 1978.
L’histoire de la démocratie, c’est l’histoire des tentatives par lesquelles on réussit à surmonter l’écart entre le principe politique de la souveraineté du peuple et la réalité sociologique. Cette histoire est donc celle des partis politiques, mais le système qu’ils ont formé a beaucoup moins bien fonctionné en France qu’ailleurs parce que nos partis ont été beaucoup plus découplés de leur base sociologique que dans d’autres pays. Par exemple, partout dans le monde, l’histoire des partis socialistes est une histoire sociologique – celle de la mise en forme politique de l’expression de certains groupes sociaux – alors que dans notre pays l’histoire du socialisme français est séparée de celle de la classe ouvrière.
Royaliste : Comment a-t-on compensé en France les insuffisances du système des partis ?
Pierre Rosanvallon On a développé une administration consultative dès la fin du XIXe siècle avec l’Office du Travail puis avec le Conseil supérieur du Travail – et beaucoup plus tard le Commissariat au Plan qui fonctionnait comme un quasi-parlement social. Ainsi, on introduit de la représentation – syndicale, associative – à l’intérieur de l’administration. Par ailleurs, on a mis en place des dispositifs qui permettent à la société de se voir comme dans un miroir : dès la Restauration, apparaissent des publications qui tentent de décrire la société. C’est aussi une des fonctions du roman – pensez à Balzac. N’oublions pas la publication des statistiques – y compris dans les journaux populaires qui en étaient très friands.
Et puis il y a ce que Paul Ricoeur appelle les identités narratives : dans les milieux populaires, la poésie et la littérature ouvrière ont joué un rôle très important. Eugène Sue parlait de la « représentation poétique » des ouvriers, comme préalable à leur représentation politique. Enfin, la question du parlementarisme social est posée tout au long de notre siècle : on a oublié que Pierre Mendès-France avait pour première proposition en 1962 de remplacer le Sénat par une assemblée représentative des intérêts économiques et sociaux.
Royaliste : Comment s’explique le malaise actuel ?
Pierre Rosanvallon : Nous avons assisté à partir de la fin des années soixante-dix à une érosion de cette démocratie d’équilibre, pour des raisons qui tiennent au déclin des partis et des corps intermédiaires. Et ce déclin provient de la transformation de la société française, sous l’effet du changement du mode de production capitaliste.
Le modèle fordiste saisissait les travailleurs avec leur force de travail, il utilisait chaque personne dans sa généralité : on prend des personnes différentes, petits et grands, français et immigrés, et on en fait de la force qui travaille de la même manière sur une chaîne. Les individus sont donc considérés comme des entités abs traites, mais en même temps ils sont produits comme groupe social – la classe ouvrière.
Le capitalisme moderne utilise au contraire les particularités des individus car les systèmes modernes fonctionnent selon le principe des « appariements sélectifs » : les systèmes productifs très complexes exigent des éléments parfaitement appareillés. On recherche donc à connaître les particularités de chacun pour constituer une équipe aussi efficace que possible. Dans ce nouveau mode de production, comme le montre Michel Aglietta, il y a une diffraction de toutes les différences à l’intérieur de chaque catégorie. Ce qui provoque la crise des organisations politiques et syndicales, et le développement du populisme qui tente de faire renaître, de façon pathologique et perverse, des peuples imaginaires : c’est le peuple-exclusion qui croit qu’en enlevant les corps étrangers la société redeviendra parfaitement lisible ; il y a aussi le peuple-émotion des grands événements sportifs, et le peuple qui s’exprimerait adéquatement sous des formes communautaires, présupposant que la société est constituée de groupes clos et homogènes.
Ce sont là des voies illusoires. Il nous faut comprendre que le travail politique doit produire une société qui n’existe pas d’elle-même : ce n’est pas une donnée de la nature, ni un produit de l’économie.
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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 728 de « Royaliste » – 3 mai 1999.
Pierre Rosanvallon, Le Peuple introuvable, histoire de la représentation démocratique en France, Gallimard,
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