République : Les embarras de Fabien Escalona (1) – Chronique 152

Mai 4, 2021 | Res Publica

 

Docteur en sciences politiques, spécialiste de la social-démocratie européenne, Fabien Escalona est un analyste pertinent qui mérite d’être lu avec soin. Les trois articles qu’il a publiés en mars dernier dans Médiapart constituent une intéressante tentative de relance d’une réflexion sur la République et le républicanisme. Cette étude est manifestement offerte à des formations de gauche perdues dans un désert intellectuel dont elles ne perçoivent pas l’immensité. Je doute cependant que Fabien Escalona parvienne à les tirer d’affaire : le guide qu’il voudrait être ne leur donne qu’une vue partielle du paysage et trace des chemins menant à des impasses.

Pour étayer cette affirmation, je prends la liberté pédagogique de commencer ma critique par l’analyse du deuxième article de Fabien Escalona, significativement intitulé : “République : Quarante ans de rapt conservateur” (1) – qui évoque des débats auxquels la Nouvelle Action royaliste a participé et des auteurs que nous avons beaucoup étudiés. Selon Fabien Escalona et plusieurs chercheurs mobilisés par ses soins, le “rapt conservateur” de la République aurait été commis dans les années quatre-vingt par Claude Nicolet, auteur d’un ouvrage de référence sur l’idée républicaine (2) et par Régis Debray qui avait publié une apologie de la République (3) et lancé un grand débat sur la République et la démocratie. Claude Nicolet aurait été coupable de “singulariser à outrance le cas hexagonal” et de figer le républicanisme en l’enfermant dans une époque. Régis Debray, dont le texte “est rendu invraisemblable par l’antiaméricanisme” selon un autre chercheur, aurait brodé sur le besoin de transcendance et proposé avec la laïcité une religion civile. L’analyse se poursuit par l’évocation du premier débat sur le voile et du courant chevènementiste. Après le tournant de la rigueur en 1983 et la bataille de l’école l’année suivante, on aurait vu “la république rabattue sur l’État et la nation”.

Que de souvenirs ! Nous avons reçu Claude Nicolet et Régis Debray aux Mercredis de la NAR à la fin des années quatre-vingt et j’ai poursuivi avec eux maints débats amicaux dont on retrouvera l’écho sur ce blog. A Claude Nicolet, nous reprochions sa définition négative de la République dont le projet au XIXe siècle était d’organiser l’humanité sans roi et sans dieu. Nous ne suivions pas entièrement Régis Debray mais nous avons reconnu bien des années plus tard qu’il avait raison de dénoncer l’évolution de la France vers une démocratie à l’américaine, ethniciste et communautariste – celle que promeut Médiapart ! Avec quelques réserves, la Nouvelle Action royaliste s’était depuis longtemps déclarée républicaine, tout particulièrement dans le débat sur l’immigration où elle militait avec les partisans de l’intégration (4). En 1992, j’avais participé sur France Culture a un débat sur la fondation de la Ière République, pour un bicentenaire qui ne fut guère commémoré, en compagnie de Claude Nicolet, Pierre Chaunu, Odile Rudelle et Blandine Kriegel. Au vu de cette liste, Fabien Escalona notera le nom de Pierre Chaunu comme preuve du tournant conservateur du républicanisme – mais je lui conseille d’écouter l’intégralité du débat. Je le prie surtout de s’interroger sur l’absence de Blandine Kriegel dans ses articles.

Entre autres ouvrages de référence, Blandine Kriegel a publié La République incertaine en 1992, les tomes 2 et 3 des Chemins de l’Etat en 1994, une magistrale Philosophie de la République en 1998, La République et le Prince moderne en 2011… et cette philosophe qui a joué un rôle décisif dans le rétablissement de la généalogie de la République et dans les débats sur l’idée républicaine n’est même pas mentionnée ! Il faudrait tout de même que Fabien Escalona s’explique sur cet oubli, impardonnable pour qui veut être l’historien des idées à la fin du siècle dernier.

Il est clair que Fabien Escalona s’intéresse moins aux thèmes développés par Claude Nicolet et Régis Debray qu’à sa propre thèse sur le rapt de la République par le prétendu conservatisme néo-républicain. Claude Nicolet est désigné à la vindicte médiapartique comme historien bourgeois, Jean-Pierre Chevènement aurait abandonné le projet de transformation sociale au profit du gaullisme et “ses entreprises politiques successives ont concouru à disséminer, à travers un très large spectre politique et médiatique, des conceptions de la république rabattues sur la nation et la verticalité des rapports de pouvoirs, tout en étant évidées de l’ambition d’un renversement des rapports sociaux”. Cela pourrait être dit de manière plus élégante mais le jargon laisse percer un aveu et un mensonge par omission.

L’aveu, c’est que le gaullisme de gauche et le chevénementisme ont créé dans l’opinion publique un vaste courant que l’on appelait “national-républicain” à la fin du siècle dernier.

Le mensonge consiste à omettre que “l’autre politique” défendue par Jean-Pierre Chevènement après 1983 est nettement keynésienne et vise à prolonger les conquêtes de la Libération. C’est au sein du courant national-républicain que se sont rassemblées les économistes hétérodoxes qui mènent depuis les années quatre-vingt le combat contre le néo-libéralisme. Fabien Escalona n’a sans doute pas de souvenirs personnels sur cette époque. Mais il évitera d’interroger Edwy Plenel, qui dirigeait Le Monde à la fin du siècle dernier en compagnie de Jean-Marie Colombani et d’Alain Minc. C’est là un point mineur dans une histoire qui est à peine évoquée – l’histoire de la France après la victoire de François Mitterrand en 1981, l’histoire de l’Europe après l’effondrement de l’Union soviétique et, puisqu’il s’agit de la République, l’histoire de France avant comme après la Révolution française…

(à suivre)

***

(1) Médiapart, 21 mars 2021.

(2) Claude Nicolet, L’idée républicaine en France, 1789-1924, Gallimard, 1982.

(3) Régis Debray, Que vive la République, Odile Jacob, 1989.

(4) La NAR soutenait activement France Plus et ce sont les déboires de cette association qui l’ont conduite à se rapprocher de SOS Racisme – qui n’était pas encore communautariste comme en témoigne la campagne “1789 pour l’Égalité » à laquelle la NAR avait participé. Mais ceci est une autre histoire qui, avec SOS Racisme, ne s’est pas bien terminée…  

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