Attentats, émeutes, guerres civiles. La violence fait les gros titres et les images-chocs. Les médias croient la tenir à distance en la fustigeant (« barbarie », « sauvagerie ») tout en tirant de son spectacle de larges profits. Pourtant la violence est là, chez nous, en France. Elle augmente chaque jour et menace la paix civile, de plus en plus fragile, après avoir ruiné le prétendu consensus social. Est-il encore possible de la contenir, afin qu’elle ne prenne pas une tournure sanglante ?
Une bombe contre la grande poste d’Aix-en-Provence. Des voitures qui brûlent, dans la banlieue de Tours. Un policier qui se suicide à Montbéliard : c’est le soixante quatrième depuis le début de l’année. La chasse quotidienne au « clandestin » dans les rues des villes. Des instituteurs séquestrés dans une école rurale. Des agressions, des viols, dont celui d’une jeune femme, fonctionnaire de police, en plein jour, dans le RER. Jean-Marie Le Pen qui évoque, au fil d’un discours, la guerre civile… Et le souvenir angoissant de cette affaire Dutroux qui a bouleversé la Belgique, si près de nous.
Telle était l’actualité de la violence, dans cette première semaine de novembre 1996. Habituée à traiter des « dossiers », à la manière des experts du Parti socialiste et de la majorité, la télévision trie hâtivement la matière violente afin qu’elle rentre dans ses casiers : politique, social, faits divers. Ce faisant, le lien est rarement établi entre les différentes formes de violence, ce qui permet de rassurer à bon compte.
La classe dirigeante ne retient de la violence que ce qui la trouble et la menace directement, ou ce dont elle peut tirer parti. Par exemple, la bombe corse n’a pas la même valeur que la bombe islamiste, et le voyou de banlieue paraît beaucoup plus menaçant que le délinquant en col blanc qui s’est mis quelques dizaines de millions dans la poche. Efficace à court terme, cette classification empêche de voir que la violence circule dans la société française de plus en plus vite et de plus en plus fort. Jusqu’au moment où une affaire qui semble relever d’un traitement technique (instruction judiciaire enBelgique, gestion sociale en France l’année dernière) provoque une énorme déflagration.
Eberluée, effrayée, la classe politico-médiatique s’empresse alors de convoquer les psychologues, les sociologues et les gestionnaires de l’ordre social dont elle a entendu parler, et les regarde comme autant d’experts : connaissant le dossier, ils sauront le traiter. Cela donne des épisodes à la fois exaspérants et cocasses, comme celui du trio Minc-Touraine-Duhamel, expression parfaite de l’idéologie et des intérêts de la classe dirigeante qui, en décembre 1995, expliquait doctement… qu’il n’y avait pas de crise de la classe dirigeante.
Quant aux réponses intéressantes ou décisives qui sont fournies par les véritables chercheurs, les bons analystes et les observateurs politiques sérieux, elles n’ont aucune chance d’être entendues. Ou bien la réponse n’est pas comprise : par exemple, la plupart des dirigeants politiques méconnaissent la dimension symbolique du pouvoir politique. Ou bien, les solutions proposées sont irrecevables : les privilégiés renoncent rarement à leurs privilèges sans y être forcés.
Il faut ajouter que, dans les années quatre-vingt, l’interprétation dominante des phénomènes sociaux n’aidait pas à y voir clair : les sociologues à la mode ont répandu l’idée que l’évolution individualiste de la société moderne excluait désormais les conflits politiques et sociaux classiques (affrontements idéologiques durs, lutte des classes) et que, par voie de conséquence, la violence sociale circulerait de plus en plus entre les individus et relèverait de mesures au cas par cas : si la violence sociale, c’est d’abord et avant tout le divorce, le vol de mobylette, la consommation de stupéfiants, la solitude du troisième âge, ces diverses formes de violence relèvent du magistrat, de l’animateur social, du médecin, de l’association de quartier.
Bien sûr, cette lecture « individualiste » du social n’est pas entièrement fausse. Mais elle a délibérément ignoré la permanence des questions politiques et sociales, notamment la montée de l’angoisse identitaire et la révolte latente contre le système néolibéral d’exploitation et d’exclusion. Or, dans la classe politico-médiatique et dans les entreprises, beaucoup restent tributaires de cette analyse fortement teintée d’idéologie libérale qui a été aggravée par les théories et les pratiques de la « communication ». D’où des modes de « traitement » de la violence sociale qui seront de plus en plus inopérants.
La « gestion douce » de la violence consiste à tolérer ou à encourager la prescription massive de médicaments psychotropes, certes utiles à certains moments et dans certains cas, mais qui ne peuvent pas guérir une angoisse provoquée par une perte d’emploi ou par une surexploitation dans le travail.
C’est dans le même état d’esprit – efficacité immédiate et hypocrisie – qu’on tolère l’usage de la drogue dans les prisons, qu’on ferme les yeux sur le commerce des drogues douces dans les quartiers difficiles (un dealer fait vivre sa famille au chômage et plusieurs copains sans emploi), et qu’on envoie des psychiatres discuter avec des grévistes qui menacent de tout casser – par exemple à EDF en décembre dernier.
Mais cette « gestion douce » ne fait que déplacer la violence et aggraver ses effets : on devient dépendant des médicaments, le sida accompagne l’usage de la drogue, son trafic peut mener en prison – autre lieu de violences -, la psychiatrisation des rapports sociaux peut retarder quelques mouvements d’ensemble mais risque aussi de les durcir. Enfin, ceux qui prétendent que les manifestations et les grèves s’expliquent par une « mauvaise communication » (de la direction de l’entreprise, du Premier ministre) ne convainquent plus personne : les victimes des plans sociaux et des réformes ultralibérales ne sont pas des imbéciles : ils savent que les tranquillisants, les drogues et les commerces illicites ne sont que des pis-aller.
L’échec de cette « gestion douce » se traduit d’ailleurs par le développement de conduites individuelles et collectives qui soulignent l’aggravation des crises qu’on voudrait « dédramatiser ». Certains évitent la violence de la société et pensent pouvoir redonner un sens à leur vie en se réfugiant dans une secte – et sont happés par une machine totalitaire. D’autres retournent la violence contre eux-mêmes et se suicident : c’est le cas des policiers qui connaissent toutes les angoisses des salariés modestes – dettes, avenir des enfants – auxquelles s’ajoute une vie décalée et dangereuse, au cours de laquelle ils sont confrontés à tous les aspects de l’injustice et de la misère. De surcroît, on leur demande de plus en plus de réprimer les manifestations d’une colère qu’ils comprennent et qu’ils partagent souvent. Au total d’énormes contradictions, qui peuvent devenir insupportables…
Mais voici que se précise une nouvelle phase, classique et encore plus dangereuse. Les effets désastreux du néolibéralisme s’accumulent (augmentation des licenciements, précarité croissante, flexibilité menaçante), le pouvoir politique refuse de changer d’orientation, la critique de l’opposition est faible ou inexistante. Or cette violence subie ne parvient pas à se transformer en conflit politique – en affrontement sur des programmes et des projets – ni à se transposer sur le théâtre politique, là où les discours politiques, les joutes parlementaires, les confrontations entre partis et les polémiques de presse permettent de définir les conflits, de les clarifier, de les exprimer et de les vider, au moins partiellement, de leur poison violent. Le règne de la pensée unique, le conformisme de la grande presse et l’atonie socialiste privent les citoyens de repères, de recours, d’espérances et d’exutoires. D’où une montée des angoisses et des peurs collectives qui conduit à chercher des boucs émissaires et à décharger sur eux la violence sociale trop longtemps contenue.
Le Front national a prospéré en exploitant cette pulsion et en désignant les immigrés à la vindicte. Les gouvernements socialistes ont laissé faire, et parfois entériné, cette stratégie politique. Et la droite a aggravé les choses en légalisant la xénophobie et en pratiquant la chasse à des « clandestins » présentés comme des criminels et des terroristes en puissance. Mais la classe dirigeante n’a pas compris que n’importe qui pouvait devenir bouc émissaire – certains pour des raisons objectives, d’autres à cause d’une déclaration maladroite ou d’une rumeur malveillante. En Belgique, l’assassinat de deux fillettes, les lenteurs de l’enquête et les bruits qui courent sur les réseaux pédophiles finissent par catalyser les doutes, les soupçons et les critiques qui pèsent sur la justice et la classe politique. A Paris, le 17 octobre, la colère des manifestants se concentre sur Nicole Notat, sifflée et menacée. Demain, la violence sociale peut se « fixer » sur un patron, sur un homme politique, sur un des vedettes de l’information télévisée. On aura beau déplorer, moraliser, ratiociner, rien n’y changera.
Et si la chasse aux boucs émissaires ne parvient pas à purger la société de sa violence, cette violence sera récupérée par un parti de type fasciste qui prétendra traiter à la fois l’angoisse identitaire (par la « purification » raciale), la crise sociale (par la démagogie) et le conservatisme des élites (par le « grand nettoyage ») et qui, en fait, répondra à la violence par l’institution d’une violence radicale.
Comment éviter de telles extrémités ? Trois actions sont indispensables :
–Analyser le processus violent, repérer le cheminement de la violence sans se faire la moindre illusion : la société contient la violence (elle la comporte et elle la retient) et il n’est pas possible de l’éradiquer (on déclenche une violence encore plus grande) mais seulement de la tenir en lisière.
–Préserver les institutions politiques et les autorités spirituelles (laïques, religieuses) qui apaisent les conflits par leur capacité de médiation. Ainsi l’Eglise catholique et le pouvoir royal en Belgique ont permis que l’immense émotion provoquée par l’affaire Dutroux s’exprime de manière pacifique, alors que la colère était en train d’exploser.
–Supprimer les causes immédiates de la violence sociale par un changement radical de politique économique, par une redéfinition de l’identité nationale et par la présentation de projets politiques.
Vaste programme ? Sans doute. Mais c’est celui qui permettra de maintenir la paix civile dans notre pays. Une paix chaque jour plus menacée.
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Article publié dans le numéro 674 de « Royaliste » – 1996
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Article publié dans le numéro 674 de « Royaliste » – 1996
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