Ancien élève de l’Ecole Normale supérieure et de l’ENA, haut fonctionnaire et historien, biographe de Lyautey, de Charles Péguy et de Louis-Philippe, Arnaud Teyssier publie (1) une analyse complète de la personnalité et de l’œuvre du cardinal de Richelieu, saisi dans le mouvement de l’histoire d’une France alors exposée à tous les périls.
Les malheurs du passé ne rendent pas notre présent plus acceptable mais ils permettent de comprendre à quelles conditions un pays accablé de cent manières peut se relever et reprendre son aventure historique.
Après l’assassinat d’Henri IV, le royaume de France est une fois de plus exposé à la dislocation et à l’effondrement. Aussi versatile que pauvre d’idées, Marie de Médicis place sa régence sous la coupe de Concini et de ministres médiocres. Les Etats généraux de 1614-1615 n’ont rien donné et les princes font peser la menace de la guerre civile pour obtenir des pouvoirs et de l’argent. Les protestants, qui tiennent des places fortes, peuvent quant à eux reprendre la guerre religieuse. Pire : Marie de Médicis, devenue reine-mère, est engagée dans un insoluble conflit avec Louis XIII, roi jeune et fragile qui s’est entiché du duc de Luynes, un personnage séduisant mais dépourvu de capacités politiques face aux intrigues des Grands et aux manœuvres de l’Espagne.
Autorité royale divisée, gouvernement impuissant, royaume livré aux factions : c’est dans cette situation catastrophique que Richelieu paraît, s’affirme puis s’impose. Le jeune évêque de Luçon se fait remarquer aux Etats généraux, devient secrétaire d’Etat le 30 novembre 1616, connaît la disgrâce en avril 1617 après l’exécution de Concini, reçoit la barrette de cardinal en septembre 1622, entre à nouveau au Conseil du roi le 29 avril 1624 et servira Louis XIII comme principal ministre jusqu’à sa mort, le 4 décembre 1642.
Cette brillante « carrière » est souvent présentée comme celle d’un ambitieux sans scrupules. Arnaud Teyssier démontre minutieusement la faiblesse de l’accusation qui fit trop souvent oublier ce qui est exceptionnel dans la personnalité de Louis-Armand du Plessis. Richelieu est noble, et devrait partager les préjugés des membres de son ordre. C’est un théologien qui devrait être l’une des têtes du parti dévot. C’est un homme d’Eglise, qui pourrait être porté à prendre le parti de l’Espagne… Or Richelieu se met à distance de toutes les déterminations religieuses et sociales sans rien renier de ses convictions, statuts et dignités.
Il faut, bien entendu, se garder de tout anachronisme : bien que distincts, les domaines respectifs du spirituel et du temporel n’étaient pas aussi tranchés qu’ils le sont aujourd’hui et il ne faut pas juger les affaires politiques et religieuses du 17ème siècle selon notre conception de la laïcité. Cela dit, Richelieu fait valoir, dans la conduite des affaires politiques, une conception du bien public qui trouve son expression concrète dans le service de l’Etat incarné par le roi de France. Issu d’une famille de bonne noblesse, Louis-Armand du Plessis sera implacable pour les nobles qui font prévaloir leur sanglante logique de l’honneur sur l’obéissance à l’autorité royale. Evêque, il s’éloigne vite du parti dévot et s’en tient à un gallicanisme modéré. Cardinal, il ne manquera jamais de dénoncer les abus commis par les ecclésiastiques. Catholique, il s’oppose aux Habsbourg qui se posent hypocritement en champions de la catholicité…
Cela fait beaucoup de paradoxes. Ils s’inscrivent dans une politique qui ne trouve pas sa cohérence dans la seule exigence du bien public : le Cardinal est un grand politique parce qu’il est homme de foi et bon théologien. Arnaud Teyssier souligne ce point, troublant voire gênant pour maints citoyens français de notre siècle mais décisif si l’on veut comprendre l’Homme rouge. Ses ouvrages théologiques et son Testament politique (2) témoignent de la cohérence de sa pensée et de ses actes. Il veut l’unité spirituelle et politique par la réconciliation des chrétiens divisés et des Français livrés aux fauteurs de discordes. Contre les intolérants et les séditieux, il veut mettre en œuvre hic et nunc la médiation chrétienne et la médiation politique – la seconde n’allant pas sans la première dans la pensée de cet homme qui ne fut ni machiavélique ni machiavélien. Pour Arnaud Teyssier, « le parallèle entre la “puissance de sacrifier” et la “puissance de gouverner” est central dans sa pensée. Le sacrifice de l’Eucharistie est au cœur de sa compréhension du monde. On confond, nous-dit-il, la source et le fleuve, la puissance de créer et la création elle-même, la capacité de créer du pouvoir et le produit de ce pouvoir ». Richelieu était en accord intime avec les plus hautes certitudes que portaient l’esprit de son temps ce qui n’empêcha pas la 3ème République laïque de le placer parmi les grands hommes de notre histoire – puis Pierre Mendès-France, Michel Debré et le général de Gaulle de s’en inspirer.
Aussi admirable soit-il, le Cardinal ne saurait être idéalisé. Il n’est pas génial, au sens actuel de l’adjectif, car le génie omniscient et omnipotent est une figure antipolitique. L’homme d’Etat est un médiateur qui est lui-même placé dans un système de médiations : au 17ème siècle, il y a l’Eglise catholique, le roi, la cour, les ordres, les parlements, les partis informels…qui remplissent plus ou moins mal leurs fonctions dans un royaume profondément ébranlé par les guerres de religion.
Dès son arrivée aux affaires, Richelieu s’attache à rétablir l’autorité étatique et à réorganiser le royaume. Quant au premier objectif, la ligne est simple : réduire toutes les factions, quelle que soit leur nature, avec d’autant plus de fermeté que leur logique de démembrement est toujours raccordée à une puissance étrangère. Ce ne sont pas les protestants en tant que tels qui sont combattus – Richelieu voudrait les convaincre de revenir dans l’unité chrétienne – mais le parti huguenot installé dans des places fortes, appuyé par l’Angleterre, et qui risque de se constituer en Etat. Les Grands défient le pouvoir royal tantôt en s’appuyant sur les Huguenots, tantôt sur les Espagnols. D’où le siège de La Rochelle et la destruction des forteresses protestantes du Midi. D’où la lutte acharnée de Richelieu contre de puissants seigneurs qui seront impitoyablement châtiés lorsqu’ils se ligueront pour tenter d’abattre le Cardinal. Le prince de Condé s’incline, Gaston d’Orléans se retire d’une conjuration qui vise Louis XIII en chargeant le marquis de Chalais qui est exécuté en 1626, Cinq-Mars et son complice de Thou, reconnus coupables de conspiration avec une puissance étrangère, sont décapités en 1642.
La politique de réformes est une tâche à très long terme, qui ne pouvait pas aboutir complètement. Richelieu s’efforce de remettre en ordre les finances et voudrait supprimer la vénalité des offices afin de pouvoir nommer les personnes en fonction de leurs mérites, il envisage la création d’une grande école de formation des élites – mais sans aboutir. En butte à la résistance des parlements et de maints pouvoirs locaux, il ne dispose pas de la puissante administration centrale qui lui permettrait de remodeler le royaume. Mais le Cardinal est à l’origine des Intendants, il développe la marine et s’occupe activement des colonies, dans lesquelles les indigènes convertis à la religion catholique sont « censés et réputés naturels français » selon une conception égalitaire et assimilatrice de la nationalité.
La puissance de gouverner se manifeste aussi sur les fronts extérieurs qui sont étroitement liés aux affaires intérieures. Pendant la régence de Marie de Médicis, la France est menacée d’encerclement par les Habsbourg et les catholiques prônent le rapprochement avec Madrid concrétisé par le mariage de Louis XIII avec une princesse espagnole. Secrétaire d’Etat, Richelieu a vu le danger. Revenu aux affaires, il veut briser l’étau et se montre aussi bon diplomate que chef de guerre en vue de rétablir la puissance française et l’équilibre européen. L’attaque est portée en Italie, avec la prise décisive de Pignerol en 1630 puis on glisse vers le Rhin et l’on entre en guerre contre l’Espagne en 1635, dans l’alliance avec la Suède et avec les Provinces-unies. Il y aura des défaites (Corbie) et des succès qui trouveront avec Mazarin leur heureuse conclusion dans la signature des traités de Westphalie.
Si Richelieu est l’un de nos plus grands hommes d’Etat, c’est qu’il éprouve au plus haut point la difficulté de gouverner. Tout en affrontant les hauts personnages de la Cour, les factions provinciales et les armées étrangères, il lui fallait surmonter la faiblesse humaine – ses propres souffrances physiques, lancinantes, mais aussi la faiblesse du roi. Louis XIII est un homme maladif et terriblement influençable qui se prend d’affection ou de passion pour des hommes qui le desservent ou qui le trahissent. D’un mot, il peut congédier le premier de ses ministres, sous la pression de Gaston d’Orléans, de la Reine-Mère ou d’une campagne de calomnies bien menée. La journée des Dupes résume cette situation permanente de fragilité, dans laquelle la raison politique est défiée et risque d’être détruite par les complaisances et les désirs médiocres – finalement repoussés en ces journées de novembre 1630 par un sursaut de fierté qui poussa Louis XIII à agir en roi. Richelieu a pu résister aux multiples pièges tendus par la faiblesse royale parce qu’il n’avait aucune illusion sur la solidité de son pouvoir et, surtout, parce qu’il regardait les faiblesses humaines en prêtre et en théologien. Le Cardinal ne pouvait donc être déçu par l’homme qu’il servait, parce qu’il savait que celui-ci n’était pas un dieu et parce que la personne royale n’était que l’incarnation transitoire de l’Etat.
Devenu étranger à toute théologie comme à toute philosophie, le milieu politique est aujourd’hui féru de discours sur l’éthique de la responsabilité. Tous sont parfaitement dérisoires, au regard de la confrontation entre Louis XIII, qui tente de se mettre à la hauteur de la fonction royale et son ministre pétri de rectitude morale et politique, qui ne cherche pas à dominer le roi mais au contraire à favoriser, par les conseils et par l’exemple, son élévation à la pleine dignité de sa charge.
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(1) Arnaud Teyssier, Richelieu, L’aigle et la colombe, Perrin, 2014. Du même auteur : Richelieu, la puissance de gouverner, Michalon, 2007.
Article publié dans le numéro 1065 de « Royaliste » – 2014
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