Roms : Questions sur un peuple

Fév 28, 2011 | Billet invité

 

L’été dernier, les Roms ont été publiquement stigmatisés par Nicolas Sarkozy et des expulsions spectaculaires ont été organisées. Cette opération de basse démagogie, qui a tourné court, ne sauraient nous faire oublier les Roms. Nous avons demandé à Jean-Arnault Dérens, agrégé d’histoire et journaliste, rédacteur en chef du Courrier des Balkans, d’évoquer pour nous l’histoire des Roms et de nous exposer les difficultés de leur situation présente.

Royaliste : Que sait-on, au juste, des Roms ?

Jean-Arnault Dérens : Le sujet est vaste et les travaux universitaires sont rares. Il est donc très difficile d’avoir une approche globale du peuple rom, de sa situation et de son destin en Europe. Plusieurs regards sont aujourd’hui portés sur les Roms : le regard raciste, que beaucoup expriment sans aucun complexe, ou bien celui des romantiques qui exaltent la liberté du voyageur et le charme du musicien. Or, bien des Roms sont sédentaires et tous ne sont pas musiciens ! Il y a aussi chez les intellectuels roms la tentation de créer une geste nationale très idéalisée : c’est une attitude très normale par rapport au racisme et par rapport à la pauvreté des sources historiques.

Royaliste : Que pouvons-nous tenir pour certain ?

Jean-Arnault Dérens : Les Roms vivent dans leur grande majorité sur le continent européen. On estime qu’ils sont dix millions – c’est un ordre de grandeur. Tout le monde est d’accord sur le fait qu’ils viennent du nord de l’Inde. La meilleure preuve est que la langue romani est très proche du sanskrit. Ils se sont mis en mouvement vers l’Ouest au XIe siècle et il est probable qu’ils ont voulu fuir les attaques mongoles. Une belle théorie – peut-être trop belle – est de localiser les Roms dans la ville de Kânnauj, qui a été mise à sac en 1019 par un chef de guerre, Mahmud de Ghazni. J’ai un peu de mal à imaginer qu’une ville tout entière a pris alors la route… Il est plus vraisemblable de penser que les habitants de plusieurs villes sont partis pendant une période déterminée…

Le passage de ces populations est connu : on en trouve des traces en Afghanistan et en Anatolie. Un groupe s’est dirigé vers l’Égypte et un autre vers les Balkans… Le fait est que ce peuple est parti d’Inde il y a mille ans et a conservé des caractéristiques communes sans se comporter en conquérant, sans former un État, à la différence des Slaves et de tant d’autres peuples qui ont migré d’Est en Ouest.

Royaliste : Quels sont les éléments constitutifs de leur identité ?

Jean-Arnault Dérens : Leur identité se base sur la langue et sur le sentiment d’une appartenance commune. Le regard des autres va dans le même sens : partout où ils sont, partout où ils passent, ils sont regardés comme tels et désignés comme tsiganes, gypsies, romanichels… Le mot rom veut dire « personne humaine », de même que manouche. Gypsies fait allusion au passage par l’Égypte ; tsigane est un mot d’origine grecque (atsiganos), qui renvoie à la notion d’impureté. Les Bohémiens arrivent à Paris le 17 août 1427, indique le Journal d’un bourgeois de Paris. Ils se présentent comme pèlerins et s’installent à Saint-Denis.

Royaliste : Il y a aussi une forte diversité chez les Roms…

Jean-Arnault Dérens : C’est une question très importante. Il faudrait beaucoup de travaux scientifiques pour étudier la dialectique entre le maintien de l’identité collective et les influences qu’ils reçoivent des sociétés où ils sont venus peu à peu s’installer. En schématisant, on peut distinguer trois grandes familles :

Les Roms installés dans les Balkans et en Turquie qui ont très largement conservé l’usage de la langue rom ;

Les Cale ou gitanos d’Espagne qui débordent sur la Catalogne française et qui n’ont conservé que quelques mots de leur langue originelle ;

Les Sinté d’Europe centrale, d’Italie du Nord et d’Allemagne, auxquels sont associés les Manouches de France. Ils ne parlent pas non plus le romani. Il y a 40 ans s’est tenu le premier congrès de l’Union internationale des Roms et il y a la volonté politique très forte d’affirmer la nation rom avec son hymne, son drapeau et une représentativité de peuple sans État et sans territoire, avec attribution d’une nationalité qui serait personnelle.

Royaliste : Peut-on parler d’un mode de vie propre aux Roms ?

Jean-Arnault Dérens : Il faut être très prudent car les modes de vie sont très différents. Un exemple : quand l’armée française est arrivée au Kosovo, une note signalait aux militaires que les Roms étaient à protéger. Ils ont fait le tour de Mitrovica et ont signalé qu’ils n’avaient pas vu une seule roulotte. Pendant ce temps, la mahala (le quartier) rom était en train de brûler. Il y a donc des Roms sédentaires, qui exercent des activités artisanales bien établies. Le nomadisme n’est pas une caractéristique commune à l’ensemble des Roms.

Pour bien comprendre, il faudrait une approche historique et sociologique. En Roumanie (où vivent deux millions de Roms) ces populations sont majoritairement rurales car pendant toute l’époque moderne les Roms étaient soumis à l’esclavage légal dans les principautés de Moldavie et de Valachie. Au contraire, dans les Balkans sous administration ottomane directe, les Roms ont plutôt exercé des métiers de l’artisanat (boucher, forgeron) et avaient un statut social bien établi avec des revenus appréciables. Si les Manouches sont semi-nomades en France, c’est qu’ils se déplaçaient dans les campagnes pour vendre aux consommateurs de la vannerie ou pour exercer les métiers du fer. Dans de nombreux pays, les services de musiciens sont prisés, non par une qualité propre aux Roms, mais parce que chez eux la transmission culturelle se faisait oralement. Cela dit, il est imprudent de voir dans ces différentes activités la persistance d’un système de castes.

Enfin, il est étonnant qu’une langue romani – avec des variantes, comme pour toutes les langues – se soit maintenue aussi longtemps, avec un travail de codification qui est récent et qui crée une situation de diglossie. On ne peut pas encore dire si le romani sera une langue littéraire. Mais ce peuple ne veut toujours pas demander de se constituer en État. S’agit-il d’une construction nationale ? Si tel est le cas, cette nation est tout à fait spécifique.

Royaliste : Quelle a été l’ampleur de la persécution en France pendant l’Occupation ?

Jean-Arnault Dérens : En France, ce sont les policiers de Vichy qui ont regroupé dans des camps les Manouches qui étaient citoyens français depuis des générations. Très peu ont été déportés en Allemagne mais beaucoup sont morts dans ces camps où les conditions de vie étaient effroyables. En Europe, on estime que cent mille Roms ont été victimes de la Solution finale.

Royaliste : Que s’est-il passé après la guerre ?

Jean-Arnault Dérens : Les expériences ont été très différentes. Dans les pays occidentaux, la question rom n’a pas été considérée comme une question politique. En France, les Manouches ou « gens du voyage » devaient présenter un carnet anthropométrique : ils étaient citoyens français, la République ne reconnaît pas de minorités mais pourtant, les Manouches étaient traités d’une manière tout à fait particulière. En 1969, le carnet anthropométrique a été remplacé par un carnet de circulation, que devaient détenir toutes les populations sans domicile fixe. Cela signifie qu’on désigne une partie de la population par son mode de vie, et non par sa caractéristique ethnique : c’est une hypocrisie car certains de nos concitoyens sont obligés de présenter un carnet de circulation parce que leur père avait un carnet anthropométrique alors qu’ils habitent la même maison depuis des décennies.

L’histoire des Roms est très intéressante en Europe de l’Est avec deux approches très différentes selon la même doctrine des nationalités. En Union soviétique, où il y avait plusieurs centaines de milliers de Roms, ils n’ont jamais été reconnus comme population spécifique – de même en Roumanie et en Bulgarie. Le communisme a été une expérience violente de destruction du mode de vie traditionnel – qui s’est reconstitué peu à peu quand les régimes communistes sont rentrés en crise. L’expérience yougoslave est à l’opposé : les Roms ont été reconnus comme minorité nationale. La Yougoslavie est le premier pays du monde où il y a eu un enseignement en romani, un théâtre rom, une station de radio en romani. Tout n’était pas merveilleux, mais on a vu apparaître des élites rom – des médecins, des juges… Mais lorsque la Yougoslavie s’est effondrée, le racisme a reparu. Au Kosovo, vivaient entre 100 et 200 000 Roms dans les années 80 – soit 10 % de la population. Lorsqu’il y a eu fracture ouverte entre Serbes et Albanais, ces derniers ont déserté les emplois publics pour que le système s’effondre mais Belgrade a réagi en remplaçant les Albanais par les Roms du Kosovo qui se sont trouvés en situation de plein emploi. Du coup, en 1999, tous les Roms ont été accusés de collaboration, ils ont été victimes du nettoyage ethnique opéré par l’UCK et on estime aujourd’hui qu’il reste 30 000 ou 35 000 Roms qui vivent au Kosovo. Les exilés ne peuvent revenir parce qu’ils seraient menacés.

Royaliste : L’Union européenne a-t-elle une politique ?

Jean-Arnault Dérens : Des moyens énormes sont investis par la Banque mondiale, par l’Union européenne et par les États-membres. Hélas, beaucoup d’argent disparaît : des centaines d’organisations, rom ou non-rom, profitent des fonds versés sans que les bénéficiaires théoriques voient leur situation s’améliorer. Il est même certain que la situation des Roms se dégrade en République tchèque et au Kosovo où l’on voit que les fonds internationaux ne règlent rien : le quartier de Mitrovica qui avait été incendié en 1999 a été reconstruit, des Roms y habitent mais ils sont au chômage car ils n’ont pu reprendre leur ancien métier en raison de la disparition du tissu social. Les Manouches de France faisaient de la vannerie et rétamaient les casseroles mais ces professions n’ont plus aucun sens. Il faut s’attaquer à ces questions, ce qui suppose une politique de l’éducation mais, finalement, on ne sait pas comment résoudre la question rom. Négation de cette question ? Politique d’assimilation ? Les Roms s’affirment comme peuple, et certains s’affirment comme mouvement national. Le fait est qu’ils sont victimes du racisme, que leur sentiment collectif est très fort et qu’ils souffrent du manque de représentants : les militants forment une petite avant-garde de Roms qui, dans leur grande majorité, se préoccupent avant tout de leur survie.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 986 de « Royaliste » – 28 février 2011.

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