Comment une vieille tradition impériale, un temps passée au gril totalitaire, parvient-elle à se transformer en un sentiment national qui rassemble dans un cadre fédéral des peuples fort différents ? Marlène Laruelle (1) nous permet de comprendre les conditions difficiles de cette grande transition.
Dans l’intelligentsia française, la Russie a très mauvaise réputation et l’anti-poutinisme est l’un des critères de la pensée correcte. Cette pose ne permet pas de comprendre l’évolution politique et sociale d’un pays qui ne correspond pas à l’imaginaire politique de l’Europe de l’Ouest : celui d’une démocratie parlementaire présentée à l’Est comme modèle par des responsables politiques et des chercheurs qui oublient que les régimes démocratiques ouest-européens sont caractérisés soit par la médiation royale, soit par une forte personnalisation du pouvoir exécutif.
La Russie connaît cette personnalisation du pouvoir mais elle a découvert depuis l’élection de Dimitri Medvedev la distinction des rôles du Président et du Premier ministre qui nous est familière. Cette dyarchie ne nuit pas à la forte affirmation du pouvoir exécutif mais on ne saurait parler de dictature. Il y a des élections régulières et un choix démocratique des dirigeants dans des conditions qui laissent sans doute à désirer mais qui constituent un immense progrès par rapport à l’autocratie tsariste et à la dictature du Parti communiste.
Cela dit, on aurait tort de concentrer toute son attention sur les hommes au pouvoir. Durement marquée par l’effondrement de l’Union soviétique et par les immenses dégâts provoqués par l’ultralibéralisme, la société russe vit une expérience politique ambiguë, complexe, violente parfois et difficile à réussir : il lui faut en même temps inventer une vie démocratique au sortir d’une autocratie pluriséculaire et passer de la forme impériale à la forme nationale sans rien perdre du sentiment d’appartenance à la même patrie. Cela ne va pas sans tensions, sans contradictions, sans brutalités – celles des hommes au pouvoir, celles qui affectent la population.
Voilà qui décourage le jugement instantané. Pour se faire une idée de cette grande transition, l’ouvrage de Marlène Laruelle est irremplaçable. Le titre choisi (par l’éditeur ?) peut porter à confusion : « le nouveau nationalisme russe » n’est pas un nationalisme doctrinaire comme celui forgé par ses idéologues français. Certes, l’auteur consacre des pages, très informées, au nationalisme raciste des skinheads (très nombreux et dangereux en Russie) et aux divers mouvements extrémistes. Mais son livre est plus largement une étude sur le sentiment d’appartenance nationale en Russie et une remarquable introduction à la vie politique russe car les sentiments nationaux et patriotiques sont proclamés par toutes les formations politiques.
Pour saisir la nature de ce lien, il faut se garder de plaquer les concepts français, forgés au cours de l’histoire millénaire d’un pays qui a inventé (avec l’Angleterre) la forme nationale et qui n’a que brièvement succombé à la tentation impériale. La nation est pour nous une réalité historique et juridique ; les Français forment un peuple de citoyens unifiés par un Etat qui administre un territoire qui nous appelons patrie. La Russie est aujourd’hui une fédération qui rassemble des nationalités différentes, qui ont plus ou moins communié dans le patriotisme soviétique et qui doivent maintenant se redéfinir par rapport à la nouvelle unité. La perte de l’Ukraine et de la Biélorussie est fortement ressentie, la terrible guerre de Tchétchénie nourrit de durs ressentiments (des Russes à l’égard des Tchétchènes), de nombreux habitants de la Fédération se définissent comme des Russes (russkij) supérieurs aux Russiens (rossijskij), autrement dit les peuples sibériens méprisés et les caucasiens aussi ouvertement détestés que les populations venues d’Asie centrale. Le courant xénophobe français est d’une grande modération par rapport à ce qui se passe en Russie : Marlène Laruelle souligne que « les associations de défense des droits de l’homme ont recensé 270 agressions racistes (dont 47 mortelles) en 2004, 461 (dont 47 mortelles) en 2005, 539 (dont 54 mortelles) en 2006, 632 (dont 67 mortelles) en 2007, 515 (dont 96 mortelles) en 2008 ».
Face à ces crimes, le gouvernement est d’une insigne faiblesse, de nombreux policiers racistes ferment les yeux et certaines formations politiques manifestent une grande complaisance pour les agresseurs.
Quant au débat sur l’ethnicité, le pouvoir politique se tient dans l’ambiguïté : la restauration de la puissance nationale ne peut se faire sans le concours de tous les russiens mais la spécificité russe est également exaltée. Mais les failles et les paradoxes de l’affirmation nationale n’ont pas empêché la formation d’un large consensus sur les valeurs affirmées par le pouvoir central. Au nationalisme agressif, négatif, extrémiste, le gouvernement et le parti dominant (Russie unie) opposent un patriotisme de réconciliation historique et politique : l’héritage soviétique (dont d’innombrables russes et russiens ont la nostalgie) a été intégré dans la mémoire nationale, la symbolique orthodoxe est mobilisée par l’Etat, l’armée (très populaire) est glorifiée et le projet de développement économique et social suscite une large adhésion dans un pays qui s’est beaucoup rapproché des européens de l’Ouest. Il serait temps d’en prendre conscience et d’examiner attentivement les discours et les attitudes des principales formations politiques (nationalistes, communiste, gouvernementale) avant d’exprimer des souhaits sur le devenir de la politique russe.
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(1) Marlène Laruelle, Le nouveau nationalisme russe, Des repères pour comprendre, L’œuvre éditions, 2010. 20 €.
Article publié dans le numéro 975 de « Royaliste » – 2010
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