Russie : Les leçons de la transition

Fév 6, 2012 | Chemins et distances

 

Pour comprendre la politique économique de la Russie depuis 1998, il faut considérer à la fois l’effondrement du système soviétique et la violence de la thérapie de choc imposée dans les années quatre-vingt-dix par les ultralibéraux.

C’est la première fois dans l’histoire de la Russie moderne que le projet économique n’est pas tourné contre le peuple à la manière stalinienne ou figé dans le conservatisme propre aux interminables années Brejnev. Cette remarque de Jacques Sapir éclaire le présent russe, généralement obscurci par des analyses datées ou polémiques. La politique économique amorcée par Evgueni Primakov et poursuivie par Vladimir Poutine est le résultat d’un travail empirique, étranger à la nostalgie de l’Union soviétique et soulagé du poids de l’idéologie ultralibérale. Si cette tendance se confirme, nous pourrions voir se constituer un modèle de développement relativement cohérent qui devrait intéresser les Européens de l’Ouest lorsqu’ils décideront de sortir de l’ultra-libéralisme. D’où l’importance, pour nous autres Français, des études de trois économistes russes présentées et commentées par Jacques Sapir. (1)

Bien entendu, la transition russe est un phénomène unique dans l’histoire. Dans un pays qui n’avait jamais connu la démocratie, les dirigeants successifs de la Fédération de Russie ont dû relever trois défis : inventer un système politique démocratique après la longue période de totalitarisme puis de dictature du parti unique ; sortir de la planification collectiviste ; passer de la logique impériale à une logique nationale. Ceci au moment où les Américains et leurs clones européens diffusaient et imposaient la dogmatique du Marché, dans la méconnaissance des spécificités de l’économie et de la société russes, dans l’ignorance du fonctionnement réel du système planifié et des raisons de son échec.

Quand on plaque une idéologie aberrante sur une vision partiale et partielle de la réalité, la catastrophe s’inscrit dans les décisions initiales. Tel fut le cas. Refusant de faire évoluer graduellement le système soviétique vers une économie d’échanges libérés, sous l’égide d’un État disposant d’un réel soutien populaire, Boris Eltsine et ses Premiers ministres décidèrent de mettre en œuvre une thérapie de choc inspirée par le Consensus de Washington. À cette époque (1992), la situation de la Russie était déjà chaotique suite à la mise en place d’un secteur libre, qui proliféra sans contrôle alors que les anciennes structures continuaient d’exister. D’où des profits inouïs pour les aventuriers, l’apparition de pénuries et une hyperinflation destructrice de l’épargne et du pouvoir d’achat des consommateurs.

Il fut donc décidé en 1993 d’accorder la priorité à la lutte contre l’inflation afin de permettre une croissance saine. De fait, il y eut ralentissement de la hausse des prix à la consommation mais la Russie s’enfonça dans une récession qui porta gravement atteinte à l’appareil productif et qui détruisit la qualification ouvrière. Les privatisations, organisées en 1995 selon un système de prêts contre actions, conduisirent au dépeçage de l’industrie par les oligarques, au développement inouï des organisations criminelles, au recours massif au troc et au crédit par accumulation d’impayés.

C’est ainsi que, sous la présidence de Boris Eltsine et de trois Premiers ministres catastrophiques – Egor Gaïdar, Viktor Tchernomyrdine, Sergueï Kirienko -, la thérapie ultralibérale conduisit à la désorganisation de l’économie russe et au krach de 1998. Tout en tenant compte de la spécificité russe, la leçon est bonne à prendre en Europe de l’Ouest.

La Russie est sortie de sa crise de la dette souveraine par un défaut assorti d’une bonne grosse dévaluation accompagnée par un protectionnisme raisonné qui lui a permis de relancer sa production industrielle. Autre leçon ! Peu à peu la Russie a rattrapé puis dépassé le niveau qu’elle avait atteint en 1990. Le pays ne vit pas seulement de la rente pétrolière, contrairement à une légende tenace, mais dispose de secteurs industriels dynamiques – ceux de l’armement, de l’aéronautique civile, de la construction navale, des transports… qui bénéficient de l’excellent niveau de ses ingénieurs et de ses techniciens. Le financement des investissements est assuré pour une part décisive par l’État qui a su retrouver la confiance des entreprises grâce à la stabilité du pouvoir politique.

Durement éprouvée par les folies elstiniennes, la population a obtenu à la suite de manifestations que les salaires soient régulièrement payés et que les retraites soient un peu augmentées. Les Russes trouvent aujourd’hui normal de choisir librement les biens et les services et de voyager dans le monde entier – quand ils en ont les moyens. Une classe moyenne en voie de constitution, surtout à Moscou et à Saint-Pétersbourg, commence à exprimer des revendications politiques.

Les auteurs ne manquent pas de souligner les faiblesses de l’action gouvernementale : la corruption est loin d’être maîtrisée, les oligarques sont encore trop puissants, les écarts de revenus sont injustifiables, le développement régional par trop inégal, le dynamisme économique est freiné par les faux impératifs financiers, la politique sociale est trop timide pour répondre aux attentes d’une population massivement attachée aux objectifs d’un socialisme authentique : sécurité sociale, niveau élevé de l’éducation, accès égalitaire au système de santé. Si les fruits de la croissance ne sont pas utilisés pour développer le bien être du peuple russe, les rues et les places de ses villes seront de plus en plus animées.

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(1) Sous la direction de Jacques Sapir, La transition russe, vingt ans après, contributions de Viktor Ivanter, Alexandre Nekipelov & Dmitri Kouvaline. Éd. des Syrtes, 2012.

Article publié dans le numéro 1006 de « Royaliste » – 6 février 2012

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