La question salariale a brièvement agité les médias en réaction à deux événements : la publication de la colossale rémunération du président du groupe Stellantis et la décision prise par Michelin d’attribuer un “salaire décent” à certains salariés du groupe. Élevons le débat !
Cent mille euros par jour : c’est ce que Carlos Tavarès, président du groupe Stellantis, a perçu en 2023. L’énormité de la somme (36,5 millions par an) a suscité une indignation rituelle assortie d’une réplique classique : ce salaire serait la récompense d’une excellente gestion et il reste modeste en comparaison des sommes perçues par les footballeurs – on sait que Kylian Mbappé gagne 56 millions net par an.
Le fait que les dirigeants des grandes entreprises se comparent entre eux sans égard pour le salaire moyen est une habitude sociale, non une justification pertinente. La relation entre la rémunération et l’efficacité gestionnaire est quant à elle problématique : la santé financière des entreprises est pour une part fonction des politiques publiques en France et à l’étranger et de l’habileté des procédés qui permettent d’alléger les impôts.
Interrogé sur le cas Tavarès, Bruno Le Maire a éludé la question en déclarant qu’il militait pour une taxation des grandes fortunes à l’échelle mondiale, ce qui reporte l’esquisse d’un début de solution aux calendes grecques. Mais le ministre de l’Economie a manifesté son “grand intérêt” lorsque le groupe Michelin a annoncé qu’il verserait un “salaire décent” à ses employés. “La question des salaires est décisive” a même ajouté l’éminent locataire de Bercy.
La question des salaires est en effet décisive pour la plupart des Français et il ne faut pas compter sur Michelin pour apporter des réponses satisfaisantes. Cela pour trois raisons. Le “salaire décent” est réservé à une minorité de salariés – un peu plus de 5% des effectifs. Le montant de ce salaire variera selon les sites : presque deux fois le Smic à Paris, mais à peine plus que le salaire minimum à Clermont-Ferrand. Ce n’est pas le souci de la justice sociale qui anime la direction du groupe mais la recherche d’une efficacité accrue dans l’exécution des tâches : on produit plus quand on est mieux payé et la direction obtient des gains supplémentaires.
Il faut bien sûr se réjouir des avantages accordés à des milliers de salariés de Michelin mais il ne faut pas compter sur la bienveillance des groupes industriels et financiers. C’est à l’Etat de fixer la politique salariale, en concertation avec les organisations professionnelles et les citoyens. Puisqu’il juge la question décisive, le ministre de l’Economie devrait s’intéresser aux travaux menés depuis 2012 par l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (ONSER) et aux études publiées par Pierre Concialdi, qui est chercheur à l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES). Bruno Le Maire pourrait ainsi constater que le pouvoir d’achat du salaire net a stagné à partir de 1993 et qu’il subit une “baisse régulière et persistante” depuis 2017 – année mémorable entre toutes puisqu’elle voit Emmanuel Macron entrer à l’Elysée et le fidèle Bruno s’installer à Bercy (1).
Il est donc urgent de revoir de fond en comble la question salariale en s’appuyant sur la notion de budget de référence (2). Fondés sur une distinction pertinente entre besoins et désirs, les budgets de référence sont établis à la suite d’un dialogue entre les spécialistes du salariat et des citoyens réunis en groupes de travail qui tiennent compte de la diversité des situations – actif isolé, couple avec ou sans enfants, retraités… Le panier de biens et de services qui est finalement établi permet de calculer le budget nécessaire à la satisfaction des besoins des différents ménages. On peut dès lors fixer le montant du salaire qui permettra une vie autonome. Il ne s’agit pas de donner aux plus pauvres les moyens d’échapper à une situation de pure et simple survie par une amélioration des conditions de vie minimales, mais de s’affranchir de la stricte nécessité. Le budget de référence permet de fixer des ressources qui seront librement utilisées et qui offriront la possibilité de participer pleinement à la vie sociale. Les travaux français sur le budget de référence sont d’autant plus intéressants qu’ils tiennent compte des recherches menées dans d’autres pays européens, dans une discussion permanente sur les concepts utilisés – besoins, capacités, autonomie…
Si elle était prise en considération par un gouvernement, cette réflexion théorique et pratique conduirait à de fortes augmentations de salaires. On ne peut la chiffrer précisément, puisqu’elle résulterait d’une large consultation mais une étude récente indique qu’il faut 3 600 euros par mois pour un couple avec deux enfants vivant dans une ville moyenne et 4 500 euros s’il habite en région parisienne. Ce qui impliquerait une bouleversement de la politique économique et sociale, selon des orientations bien connues de nos lecteurs.
Nicolas PALUMBO
Président du Comité directeur de La Nouvelle Action royaliste
1/ Cf. Pierre Concialdi, L’évolution des salaires depuis 1950 : la rupture de 2017, IRES, octobre 2023.
2/ Pierre Concialdi : Les budgets de référence, un nouveau repère dans le débat public sur la pauvreté, Revue de l’IRES, 2014/3. Disponible sur Cairn info.
Article publié dans le numéro 1278 de « Royaliste » – 4 mai 2024
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