Bertrand Renouvin publie aux éditions Ramsay/de Cortanze un essai (« L’Amour discret de la patrie ») qui porte pour l’essentiel sur la lancinante question de l’identité nationale mais qui s’autorise quelques digressions inattendues. Plutôt que de le suivre sur ses chemins de traverse (des « Inconnus » aux Auvergnats en passant par Heidegger) Sylvie Fernoy a choisi les grands axes. 

Royaliste : Comme d’habitude, tu as choisi un titre légèrement ambigu. Doit-on le lire dans un sens ironique, y voir un peu de nostalgie, ou s’agit-il d’une protestation timide contre les emportements de tel ou tel ?

  1. Renouvin : Rien de tout cela. Ce titre est à lire au premier degré.

Royaliste : Il mérite cependant une explication – pourquoi pas mot à mot ? Commençons par « amour ».

B.R. : J’ai vu récemment sur les murs une affiche qui disait : « La France, aimez-la ou quittez la !». Drôle d’injonction, dont l’intention xénophobe peut se retourner. Hors de toute question de droit, il suffirait d’aimer la France pour être français… Après tout, c’est bien ce qui se passe. On aime le pays de sa naissance, souvent par habitude, sans trop y penser, et peut-être plus lucidement la patrie qu’on a choisie, avec les nuances et les variantes infinies de l’amour. Tantôt c’est par une habitude qui confine à l’indifférence, tantôt c’est une passion. Hors de quelques moments critiques, qui va juger de l’intensité de cet amour ? Un parti ou une officine politique ? Il y aurait de quoi fuir !

Royaliste : Donc tu choisis un patriotisme de violette…

B.R. : Non, pas nécessairement. Le 25 janvier, lorsque nous avons manifesté pour la politique d’intégration, les mille et une formes de patriotisme qui s’exprimaient-là n’étaient pas discrètes – y compris la mienne. Dans ce titre, qui est une allusion transparente au chant patriotique, discret vient remplacer sacré. Je me méfie de la religion de la patrie, comme de toute religiosité politique, parce que les grands prêtres – du républicanisme, du marxisme, mais aussi du pétainisme – exigent toujours du sacrifice, du sang versé. Le culte barrésien de la terre et des morts n’est qu’un paganisme sommaire et meurtrier.

Royaliste : Pourtant, tu préfères dans ton titre la patrie à la nation, ou à la France.

B.R. : C’est vrai, mais l’amour de la patrie ne concerne pas seulement la « terre des pères » défendue drapeau à la main. Le patriotisme est une relation à la fois charnelle et spirituelle : des saveurs, des odeurs, des paysages, des poèmes, des affinités… Tout cela a été vécu, dit et chanté tout au long de notre histoire.

Royaliste : Mais quel est ton propre sentiment ?

B.R. : Il n’est pas exprimé dans ce livre, qui est un essai politique. Or les dissertations patriotiques tournent généralement au ridicule. Pour évoquer telle ou telle particularité delà France ou du peuple français, que j’apprécie particulièrement, je préfère la forme du roman.

Royaliste : Y a-t-il un amour royaliste de la patrie ?

B.R. : Question périlleuse ! Le numéro de notre revue « Cité » sur la France montre qu’il y a fort heureusement des relations très différentes entre les royalistes et leur pays mais aussi, on s’en doute, quelques points communs. A rencontre d’une opinion encore assez répandue, les royalistes ne bornent pas leur amour de la patrie à la période monarchique ou à ce que nous en avons hérité : certains ne mettent jamais le nez dans la littérature classique, restent insensibles au château de Versailles mais admirent les soldats de Valmy et Georges Clemenceau. Et s’il y a une manière royaliste d’aimer sa patrie, c’est celle qui consiste à l’aimer tout entière dans toutes ses familles politiques et spirituelles, dans toute sa diversité, dans toute son histoire. Les révolutions, les guerres civiles et le jeu mimétique entre les extrémismes monarchiste et républicain nous ont fait oublier ce souci de l’ensemble, que le comte de Paris nous a fait redécouvrir, et sans lequel nous ne serions plus dignes de ce que nous sommes. Cette attitude n’exclut pas la franche critique et l’engagement. Radicalement opposés au marxisme lorsque cette idéologie était dominante, nous n’en avons pas moins affirmé que les communistes étaient des Français comme les autres – et non des parias. Adversaires déterminés de toute forme de racisme et de xénophobie, nous nous refusons à retrancher les militants et les sympathisants lepénistes de la communauté nationale.

Royaliste : De fait, tu contestes radicalement l’idéologie du Front national…

B.R. : Bien sûr, mais pas seulement. J’ai voulu écrire un essai sur l’identité nationale, et la confrontation avec le national-populisme était inévitable. Ma critique part d’un souci fondamental pour des royalistes, qui est celui de la tradition nationale. Or, comme nous l’avons déjà souligné à maintes reprises ici même, J.-M. Le Pen nous assène un discours qui subvertit complètement cette tradition nationale : il l’ignore dans ses aspects essentiels, il la manipule (ainsi Jeanne d’Arc, transformée une fois de plus en idole xénophobe) et il la reconstruit à sa guise – par exemple en voulant fonder la nationalité sur le seul « droit du sang ». C’est dire que mon hostilité au national-populisme n’est en rien opportuniste : il ne s’agit pas de « se faire bien voir de la gauche » mais de rappeler les grands traits de notre histoire millénaire et de défendre les principes qui entrent aujourd’hui dans la définition même de la France – tant monarchique que républicaine. Nous le disons depuis des années : on ne luttera efficacement contre le néo-racisme qu’en l’affrontant sur la question de l’identité nationale. Et je suis heureux de voir P – A. Taguieff abonder dans ce sens.

Royaliste : La critique très dure que tu fais des thèses d’Antoine Waechter risque d’indigner plus d’un écologiste…

B.R. : Avant de s’indigner, il faudra lire attentivement. Je suis, nous sommes ici écologistes, et notre mouvement a activement participé aux premiers combats dans ce domaine – qui étaient des combats pour la ville. J’ai pris l’écologie dans sa définition étymologique : elle concerne notre manière d’habiter le monde, et pas seulement notre rapport à une « nature » dont on peut tirer des philosophies complètement opposées et dans laquelle on ne vit pas. D’où une critique effectivement très vive de l’idéologie waechtérienne, que j’appuie sur les remarquables travaux de François Dagognet et de François Guéry, et qui m’amène à souligner un certain nombre de traits inquiétants : haine du « cosmopolitisme », réduction de l’homme au « vivant », primauté d’une nature dans laquelle l’homme ne serait qu’un agent polluant. Nous avons là un véritable déni d’humanité.

Royaliste: Rejoins-tu ceux qui, à propos des Verts, parlent d’écofascisme ?

B.R. : Non. Pas le moins du monde. Les Verts sont favorables au droit de vote des résidents étrangers aux élections locales, ils sont hostiles à la nation alors que le fascisme est une hystérie nationaliste, ils sont spontanément démocrates même si cette démocratie est inscrite dans un projet qui nie le politique en tant que tel. Les Verts ne sont donc pas des fascistes qui s’ignorent. Ce qui permet ce type d’accusation, sans la justifier, c’est qu’on observe une coïncidence des opposés dans la négation du politique : le naturalisme de Waechter est étranger à la question du politique, que J.-M. Le Pen réduit pour sa part à une affaire de races, par un autre déni d’humanité. En outre, chacun peut tirer de la « nature » ce que bon lui semble : une morale pacifiste, une morale guerrière, une idée de la pureté (…purement culturelle) ou de Dieu qui peut inciter à l’ascèse et conduire à la prière mais qui peut aussi ouvrir toutes grandes les portes des camps d’extermination. Alexandre Vialatte a bien montré comment le nazisme avait récupéré le culte de la nature, parmi tant d’autres. Et le Front national s’intéresse de près à l’écologie… Méfions-nous : la nature est la bonne à tout faire de la pensée politique, comme de la philosophie.

Royaliste : Pourquoi la question qui ouvre curieusement ton livre – celle du réalisme – revient-elle si  souvent, de manière presque obsédante ?

B.R. : Je ne suis pas obsédé par la question du réalisme, mais agacé par le mot, comme par l’attitude. Tout le monde se veut réaliste ou, mieux encore, pragmatique comme dit Fabius à tout bout de champ. Mais être réaliste, c’est demander l’impossible car le réel nous échappe toujours par quelque aspect. Ceux qui nous demandent de regarder les choses comme elles sont, veulent en fait imposer au réel, comme à nous-mêmes, leurs désirs, leur volonté, voire leur propre folie. Le réalisme absolu, c’est Pétain qui prend prétexte de la réalité de la défaite pour détruire la liberté et dévoyer l’espérance. A des degrés divers, c’est toujours la même imposture : le discours réaliste prétend nous faire accepter au nom du réel le sacrifice des principes et des valeurs – comme si, par exemple, la justice et la liberté n’étaient pas au cœur de la réalité politique.

Mon livre commence par cette charge ironique contre les prétendus réalistes de tous bords, et il est vrai que j’ai retrouvé cette question tout au long de cet essai. Comme je l’ai commencé juste après la fin de la guerre du Golfe, je me suis interrogé sur la réalité de ce qui est montré à la télévision – qui a de moins en moins de rapport avec la vérité des situations. Et puis j’ai souligné l’absurdité du discours sur la mort des idéologies, qui a reparu au moment où l’idéologie de la communication déployait toutes ses séductions et où l’idéologie national-populiste commençait à s’affirmer. Contrairement à ce que l’on dit, la force de l’idéologie demeure inentamée quant à la mise en forme de la réalité ; après avoir longtemps vécu sur une vision de la France structurellement divisée en Bourgeois et Travailleurs, on nous somme de nous situer par rapport à une coupure non moins artificielle entre Français de souche et immigrés. Ces schémas mutilent l’identité nationale, quand ils ne la détruisent pas.

Royaliste : Dès lors, comment concevoir cette identité ?

B.R. : La France se comprend dans la continuité de son projet politique, son identité se trouve dans sa dynamique, et la raison de cette dynamique me paraît tenir à notre passion de la liberté. Tels sont quelques-uns des thèmes que j’évoque à ma manière, mais sans jamais oublier ce que je dois (ce que nous devons) au comte de Paris, quant à notre compréhension de la France.

Royaliste : Il y a donc une conception royale de l’identité nationale…

B.R. : Il y a une compréhension royale de la France, au sens premier : prendre avec soi, accueillir, et par conséquent aimer l’ensemble des Français. Mais il n’y a pas une idéologie royale de la nation, qui impliquerait le rejet de ceux qui n’y adhérent pas. Et le prince, ou le roi, n’est pas plus propriétaire de l’État qu’il ne l’est de la France – sinon la liberté de chacun est menacée et la dynamique de l’ensemble se trouve compromise. Mais ce danger d’appropriation menace tous les pouvoirs et toutes les traditions politiques. Dès lors qu’une personne ou un parti se proclame propriétaire d’une idée, ou de la France, ou de l’État, il y a dévoiement, trahison et, parfois, développement d’une logique totalitaire. La politique n’est pas une affaire de propriété ; elle est de l’ordre du témoignage et de la participation. C’est ainsi qu’elle peut être effectivement sauvée. Et c’est ainsi qu’il peut y avoir un dialogue entre les traditions politiques, que nous menons dans ces colonnes, et auquel ce livre fait écho. Nous ne sommes donc pas seuls pour sauver la politique. Nous avons, hors de notre propre famille politique, nos pères et nos frères en esprit. Nous nous sommes retrouvés depuis longtemps, et nous parcourons les mêmes chemins selon des fidélités distinctes mais sans doute pour les mêmes raisons. Ces raisons, qui ne sont pas encore pleinement exprimées, me paraissent venir du plus profond de notre histoire. Ce sera peut-être l’objet d’un autre essai, à moins qu’une action commune dictée par l’urgence ne vienne les élucider.

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Propos recueillis par Sylvie FERNOY et publiés dans le numéro 573 de « Royaliste » – 10 février 1992.

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