Sociologie : les usages du beau monde

Déc 26, 2003 | la lutte des classes

Docteur es lettres, Anne Martin-Fugier est spécialiste de la vie sociale et culturelle française des deux derniers siècles. Après avoir étudié entre autres sujets la naissance du Tout Paris, elle vient de consacrer un ouvrage aux salons de la IIIème République. Cette évocation précise et colorée est matière à d’importantes réflexions dans l’ordre politique et sociologique, qu’il s’agisse de la place des femmes dans la société, des réseaux d’influence, des relations entre la littérature et les comportements sociaux et plus généralement de l’évolution des élites françaises.

Le livre d’Anne Martin-Fugier se lit d’abord pour le plaisir : l’historienne de la vie élégante au 19ème siècle (1) qui a aussi étudié son envers (2) excelle dans l’évocation de la fête parisienne sous la IIIème République, particulièrement à la Belle Epoque. La description des bals magnifiques, des dîners littéraires, des représentations théâtrales publiques ou privées, des concerts, et les mille et une anecdotes qui parsèment l’ouvrage (3) feront la joie des passionnés d’histoire littéraire et artistique et constituent une mine pour les romanciers.

Les snobs risquent en revanche d’être déçus par la distance savante qui fait tout l’intérêt de cette sociologie de la mondanité, où les politiques trouveront ample et riche matière à réflexion.

Au fil de ces centaines de pages enjouées, une question majeure ne cesse de se poser : comment se fait-il que les salons, spontanément associés à la monarchie française (l’Ancien régime selon Molière, la Restauration et la monarchie de Juillet (4) selon Balzac et Stendhal), aient encore une grande importance dans une République en voie de démocratisation ? Le monde de Proust n’est-il pas une survivance ? La duchesse de Guermantes n’est-elle pas le joli résidu d’une classe nobiliaire presque effacée par l’histoire et qui va disparaître dans la fournaise de Grande Guerre ?

Anne Martin-Fugier invite à reconsidérer maints aspects de notre histoire sociale telle que la racontent aux lycéens et aux étudiants d’aujourd’hui les vieux professeurs de lettres bas-marxistes, leurs jeunes collègues ultra-féministes et nos chers amis républicanistes, qui exaltent la Troisième selon Jules Ferry et les Hussards noirs.

Prenons garde en effet. Sainte-Beuve (301) rencontrait des créatures sorties des romans de Sand et de Balzac et on verra plus tard apparaître dans les salons des personnages proustiens : la littérature exprime la société tout autant que les membres de cette société reproduisent la fiction littéraire et imitent les personnages que les auteurs inventent en s’inspirant de divers modèles sociaux… Jeu de miroirs, que le cinéma est venu compliquer.

Dans leurs évolutions et leurs révolutions, les structures sociales restent marquées par le comportement de groupes qui cherchent à préserver diverses formes de sociabilité ou à retrouver celles d’un passé plus ou moins imaginaire. Les salons de la IIIème République expriment ce phénomène, au mépris du principe res-publicain proclamé à l’article premier de la Déclaration de 1789 : « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ».

Les réactionnaires en tireront argument, quant à l’inégalité naturelle, la fixité des hiérarchies et l’invariance des comportements sociaux. A l’opposé, les ultra-féministes se croiront confortées dans leur dénonciation du patriarcat. Ces schémas ne résistent pas plus à l’analyse que le marxisme des années soixante.

Français ou Américains, les historiens (5) de la sociabilité mondaine au 18ème siècle montrent que les « salons » (le mot était inconnu à l’époque, on parlait de « monde ») sont une institution moderne et égalitaire qui fonctionne déjà comme un système de protection des talents et de promotion « au mérite » : les femmes y jouent un rôle prépondérant, les discussions mêlent les gens de lettres et les nobles dans une relation intellectuelle qui prime les différences de rang, de fortune et de statut. Les fameuses « précieuses ridicules » ne sont pas parisiennes et ce sont les pécores provinciales qui sont raillées par Molière : dans le « monde » cultivé, distinct mais point séparé de la Cour, les débats sont parfois d’une surprenante actualité – par exemple sur l’égalité des sexes. Certaines et certains dénoncent déjà le mariage comme prostitution !

On sait comment la sociabilité mondaine se réorganise après la Terreur, sous Thermidor, pendant le Premier Empire, pendant la Restauration et après – même si les Goncourt bougonnent contre la décadence et affirment que « La Révolution française a tué la discipline de la nation, a tué l’abnégation de l’individu, entretenue par la religion et quelques autres sentiments idéaux » qui aurait été ruinés par l’enrichissement louis-philippard et par l’esprit de jouissance (déjà !) qui aurait mené le second empire à sa perte (19).

Ces sottises réactionnaires, prolongées par les fulminations de Léon Daudet contre le « stupide 19éme siècle », ne sont pas parvenues à masquer la continuité voulue entre les salons pré-révolutionnaires et ceux de la 3ème République.

Nombre d’auteurs, de critiques, de témoins évoque le fil qui relie Madame de Sévigné à Juliette Récamier, si bien évoquée par Sainte-Beuve (328) qui croit cependant que le beau temps de la causerie – de la « conversation infinie » – est révolu. Il est vrai que des changements ont lieu entre le 17ème et le 19ème siècle dans la mesure où les conversations privées sur l’art et la religion sont désormais sur la place publique (330). A la fin du 19ème siècle, certains optimistes affirment que l’instruction égale pour tous les citoyens transformera la France en un vaste salon….

Il est vrai que dans les grands moments d’émotion collective, notre pays devient une immense agora – et certaines émissions de radio et de télévision permettent aujourd’hui un élargissement considérable de la conversation. Mais dans l’ordinaire des jours, c’est la logique de la distinction sociale qui prédomine et qui imposait ses codes subtils dans les salons de la République républicaine.

La continuité entre l’Ancien régime et la IIIème République est indéniable (surtout jusqu’à la Grande guerre) et Anne Martin-Fugier pointe avec précision les caractéristiques de ces modernes salons :

« Un salon, c’est d’abord une femme. Et, de préférence, une femme qui a de l’esprit » (8). On pense à l’influence considérable exercée par Madame de Staël, par Madame Récamier déjà citée : ce sont là les modèles qui sont reproduit par de très nombreuses dames plus ou moins riches, plus ou moins belles mais qui surent toutes perpétuer l’esprit français et cet art de la conversation que Kant admirait tant (332).

Il n’est pas inutile de souligner que les femmes ne votent pas sous la 3ème République et que l’incontestable puissance qu’exercent certaines d’entre elles tient à ce que d’aucuns pourraient appeler une « survivance de l’Ancien régime ». Cette permanence de l’égalitarisme mondain s’oppose à la tendance « machiste » du républicanisme originel déjà soulignée par Blandine Kriegel : la 3ème République des loges maçonniques strictement masculines ne voit la femme qu’en mère de famille.

Parmi les dizaines de portraits des fondatrices de salon, on retiendra celui de Juliette Adam qui joua un rôle considérable après 1871 dans la constitution d’une nouvelle élite sociale et politique : elle « républicanisa» les monarchistes et elle « civilisa » les républicains purs et durs, plus familiers des arrière-salles de café que des soirées en habit. Léon Gambetta est l’exemple le plus réussi de ce qu’on appellerait en langage marxiste la récupération par la bourgeoisie d’un militant radical. Juliette Adam s’adresse à lui en des termes sans équivoque : « Le succès des hommes de l’ordre moral, c’est qu’ils appartiennent tous à la société. Il faudra en prendre votre parti pour l’avenir. Vous pouvez être de l’opposition dans les cafés, vous ne pourrez être au gouvernement que dans le monde… » (53).

Il faut aussi évoquer le rôle de Misia Sert (159), amie de Stravinsky, de Picasso, de Diaghilev, afin d’indiquer rapidement les différences entre la Belle Epoque (où la haute société ne reçoit pas d’artistes dans ses salons) et les nouvelles formes de socialibité qui apparaissent au sortir de la guerre : les gens de la noblesse et de la haute bourgeoisie se mélangent beaucoup plus à des artistes qu’ils traitaient naguère comme des domestiques et des formes inédites de festivités apparaissent – par exemple la surprise-partie. Les pages que consacre Anne Martin-Fugier aux maîtresses des écrivains (Anatole France, Jules Lemaître…) et des grands hommes de la République (souvent « faits » par leurs maîtresses) sont parmi les plus savoureuses de l’ouvrage et susciteront maintes comparaisons avec notre époque..

Ainsi, le salon se définit comme une institution régulière, fondée par une femme : celle-ci fait prévaloir dans son cercle la coexistence politique, sélectionne les futures élites et assure leur socialisation mondaine ; elle veille à la promotion d’écrivains et d’artistes – par exemple Paul Valéry qui serait resté un poète confidentiel (et désargenté) s’il n’était pas sorti dans le monde…

Retrouve-t-on dans les salons de la 3ème République l’esprit égalitaire qui inspirait les cercles mondains de l’Ancien régime ? Sans doute. Mais, comme dit Robert Musil, certains sont plus égaux que d’autres. La vie mondaine exerce une séduction qui fait oublier ses sombres aspects. Marcel Proust dit bien que la duchesse de Guermantes vit dans la « stérilité » et le « désoeuvrement» et Anne Martin-Fugier cite d’innombrables traits qui rappellent que, de siècle en siècle, la bonne société est aussi celle de la cruauté et que la France reste, par-delà ses révolutions, une « cascade de mépris ». Et de citer un jugement capital de Proust : « Comme un livre, comme une maison, la qualité d’un salon, pensait avec raison Mme de Guermantes, a pour pierre angulaire le sacrifice » (323).

Une comparaison avec la sociabilité mondaine en notre début de siècle ne serait pas sans fondements…

***

(1) Cf. La Vie élégante ou la formation du Tout-Paris, 1815-1848, Fayard, 1990 ; Points/Seuil, 1993.

(2) Cf. La Place des bonnes, la domesticité féminine à Paris en 1900, Grasset, 1979 ; Biblio/Essais, 1985.

(3) Cf. Les salons de la IIIème République, Art, littérature, politique, Perrin, 2003.  Les chiffres entre parenthèses renvoient aux pages de cet ouvrages.

(4) cf. Anne Martin-Fugier, La Vie quotidienne de Louis-Philippe et de sa famille, 1830-1848, Hachette, 1992.

(5) Ce paragraphe fait brièvement écho à une séance du séminaire de Ran Halévi et André Burguière sur les salons et la sociabilité d’Ancien régime, le 22 janvier 2003.

 

Article publié dans le numéro 829 de « Royaliste » – 2003

 

 

 

Partagez

0 commentaires